Le pouvoir iranien ébranlé par l’épidémie

Le pouvoir iranien ébranlé par l’épidémie
الاثنين 23 مارس, 2020

Après l’avoir longtemps niée, Téhéran s’alarme de l’ampleur de l’épidémie. Les forces armées dirigent à présent « la guerre » contre le virus.

Pourtant, pas question de quarantaine mais une dénonciation du « terrorisme médical » de Washington qui se refuse à alléger les sanctions.

Les autorités, les mêmes qui prétendaient encore, fin février, venir à bout en quelques jours de l’épidémie, crient aujourd’hui à la catastrophe. Une personne meurt en Iran toutes les dix minutes et chaque heure voit une cinquantaine de personnes supplémentaires contaminées, selon les chiffres du ministère de la santé. Samedi, le bilan officiel faisait état de la mort de 1 556 personnes mais, selon un expert de l’OMS, il serait cinq fois plus élevé. À la même date, quelque 20 610 personnes avaient contracté cette pneumonie virale.

Les vidéos, largement diffusées aujourd’hui sur les réseaux sociaux, diffèrent également radicalement de celles du début de l’épidémie. On y voyait des infirmières et des médecins profiter de l’anonymat procuré par les masques de protection pour danser pendant leurs moments de détente des gigues endiablées, un pied de nez au régime. À présent, les images montrent un personnel médical mal équipé, totalement épuisé, à bout de ressources, profondément déprimé, sommeillant sur des coins de table, et d’autres images, encore plus terribles, évoquent le souvenir de celles et ceux qui sont mortes en combattant le virus. Le régime leur a d’ailleurs donné le statut de « martyr », comme au temps de la guerre Irak-Iran (1980-1988).

Dès la fin janvier, le quotidien réformiste Aftab-e Yazd avait pourtant mis en garde les autorités avec cette manchette : « Un mystérieux virus aux portes de l’Iran ». La BBC en persan avait aussi sonné l’alerte, s’attirant les foudres de Téhéran qui avait dénoncé un « complot » occidental.

Fin février, le régime s’employait encore à en minimiser l’ampleur allant jusqu’à expulser du Majlis (Parlement) un député de Qom qui avait tiré la sonnette d’alarme sur le nombre des décès dans sa ville et emprisonner les journalistes qui informaient sur les risques de contagion. Le ministre de la santé, Iraj Harirchi, expliquait que « la mise en quarantaine appartenait à l’âge de pierre » avant de reconnaître le lendemain qu’il était luimême contaminé et qu’il allait être luimême placé en confinement.

Les mensonges du régime viennent d’abord du fait que l’épicentre du virus est la cité sainte de Qom, qui, avec sa cinquantaine d’écoles théologiques accueillant quelque 70 000 étudiants, dont des milliers de Chinois, et ses 35 ayatollahs ozma (grands ayatollahs) et ayatollahs de haut niveau est la capitale idéologique de la République islamique. Or, c’est bien dans cette ville, qui reçoit environ deux millions et demi de pèlerins et touristes par an, que les deux premiers cas de coronavirus ont été détectés, le 19 février. À présent, les hôpitaux de la grande ville sainte – quelque 450 000 habitants, avec un taux de pauvreté très élevé – sont complètement submergés par les malades.

Le péril y est d’autant plus grave que nombre de pèlerins n’ont nullement renoncé à toucher et embrasser les grilles du mausolée du principal sanctuaire, celui de Fatimah Ma’soumeh, sœur du huitième imam Reza et révérée pour sa piété.

Si le régime iranien est à ce point gêné dans sa gestion de l’épidémie, c’est qu’il prétend régner au nom des saints imams du chiisme dont il est le représentant sur terre. Or, Qom et Mechhed, l’autre grande ville sainte de l’Iran, sont des endroits hors sol, comme entre ciel et terre – à côté de Qom, au sanctuaire de Jamkaran, il y a ainsi une boîte aux lettres où les fidèles peuvent déposer leur courrier au Mahdi, le 12e imam. Or, les dirigeants iraniens, après avoir mécontenté une large partie de la population par des mensonges sur l’épidémie, voient à présent leur légitimité religieuse sapée par les mesures jugées anti-islamiques qu’ils ont été, en désespoir de cause, obligés de prendre. Aussi, ont-ils d’abord tergiversé, cherché à convaincre les dignitaires de Qom et Mechhed de fermer les lieux saints. Devant leur refus, ils ont enfin pris, le 16 mars, mais à contrecœur la décision d’en interdire l’entrée. Bien trop tard.

Si l’ensemble du haut clergé chiite a soutenu cette décision, la colère des dévots et des religieux les plus fondamentalistes, ceux qui sont les partisans les plus convaincus du Guide suprême Ali Khamenei, a été immédiate. Sur des vidéos mises en ligne, on peut voir des centaines d’entre eux s’employer à forcer, le même jour, les portes du sanctuaire Fatimeh Masoumeh à Qom et celui de l’imam Reza à Mechhed et conspuer le gouvernement.

 « Nous sommes ici pour dire à Téhéran que ce qu’il fait est vraiment mal », lançait ainsi un religieux de Mechhed, rejoints par d’autres qui s’écriaient : « Le ministre de la santé a tort de faire ça, le président aussi. » À Qom, une vidéo montrait un jeune religieux haranguant la foule en accusant l’Organisation mondiale de la santé (OMS) d’être derrière ces fermetures « parce qu’elle ne croit pas en Dieu ».« Ce sanctuaire n’a jamais été fermé depuis 1400 ans, même du temps du Chah, des Qadjar [autre dynastie royale qui a précédé celle des Pahlavi – ndlr] ou lors des invasions mongoles. C’est un lieu où l’on vient guérir. Nous nous sacrifierons pour qu’il reste ouvert et il faudra passer sur notre corps », ajoutait-il.

Cette réaction des extrémistes a poussé les autorités à réagir et à reconnaître ouvertement l’ampleur de la catastrophe. Par le truchement de la télévision d’État, elles ont fait savoir quelques heures plus tard que des « millions » d’Iraniens pourraient mourir si la population ne respectait pas les injonctions du ministère de la santé ni les appels à ne pas voyager. En se fondant sur des projections de l’université Sharif de technologie de Téhéran, laquelle bénéficie en Iran d’une grande renommée, la journaliste et médecin Afruz Eslami a évoqué trois scénarios possibles :

  • Le premier, le plus optimiste, estime que la pandémie pourrait être contenue avec une entière coopération de la population. Le chiffre des personnes contaminées grimperait jusqu’à 120 000 et celui des décès à 12 000.
  • Le deuxième évoque une coopération qui ne serait que partielle. Cette fois, le nombre des personnes infectées atteindrait les 300 000 dont 110 000 ne survivraient pas.
  • Dernier scénario envisagé par cette étude : si le pays n’obtempère pas aux consignes de sécurité, le service de santé iranien pourrait exploser bien qu’il demeure probablement le meilleur du Moyen-Orient. « Si les moyens médicaux ne sont pas suffisants, nous aurons quelque quatre millions de cas et trois millions et demi de personnes décéderont », a insisté le Dr Afruz Eslami.

« Terrorisme médical »

Le changement de cap est désormais à ce point radical que Téhéran vient de solliciter un prêt de 5 milliards de dollars au FMI pour faire face à la situation, ce que l’Iran n’avait jamais fait depuis… 1962. En même temps, signe de leur grave inquiétude, les dirigeants iraniens en appellent désormais au monde entier pour faire pression sur les États-Unis à la fois dans l’espoir qu’ils allègent les sanctions et de leur faire porter la responsabilité de l’explosion du Covid-19.

« Il n’y a aucun doute que face à la dangereuse épidémie globale, Téhéran et Qom ne sont pas loin de Paris, Londres et New York. Une politique qui affaiblirait les structures économiques et le système médical, et limiterait les ressources financières affectées à la gestion de la crise, aurait des effets directs sur la lutte contre l’épidémie dans d’autres pays », a plaidé Hassan Rohani dans une lettre aux dirigeants européens. Et dans un message adressé au peuple américain, il a appelé les citoyens américains à faire pression sur leur gouvernement pour faire cesser les sanctions.

De son côté, le ministre iranien des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a adressé une lettre au secrétaire général des Nations unies dans laquelle il dénonce « le terrorisme médical de Washington », exigeant la fin des sanctions américaines qui sont « des obstacles à la vente de médicaments, de matériel médical et marchandises à caractère humanitaire ».

Mais, même si l’Iran est devenu l’épicentre du développement du virus au Moyen-Orient, même si la Chine a demandé officiellement un allègement des sanctions, les États-Unis n’entendent nullement changer de politique. D’une part, parce qu’ils détectent dans l’attitude des dirigeants iraniens la volonté d’utiliser le prétexte des sanctions pour dissimuler leur propre incompétence. D’autre part, parce qu’ils sont furieux de la relance des attaques de leurs bases en Irak à coups de missiles tirés par des milices proiraniennes, qui ont fait plusieurs victimes dans les rangs de l’US Army. Peut-être aussi parce que Washington sent le régime iranien vaciller.

Mardi, le secrétaire d’État Mike Pompeo a annoncé, lors d’une conférence de presse, que les sanctions seraient maintenues à leur maximum et les a même renforcées en sanctionnant notamment trois Iraniens suspectés de violer l’embargo pétrolier.

« Notre politique de pression maximum contre le régime va continuer. Les sanctions américaines n’empêchent pas l’Iran de recevoir de l’aide », a renchéri Brian Hook, le représentant spécial des États-Unis pour les affaires iraniennes.

En théorie, les sanctions ne concernent pas ce qui relève de l’humanitaire. Mais soulignait, en mai 2019, un rapport du think tank américain Atlantic Council, le Trésor américain, avant même la décision de Donald Trump de les rétablir, « poursuivait les sociétés qui vendaient de petites quantités de médicaments à l’Iran, avec pour conséquence un effet dissuasif sur les autres sociétés faisant du commerce avec Téhéran ». II existe aussi un dispositif humanitaire suisse permettant à Téhéran de recevoir de l’aide. Mais même la Grande-Bretagne, qui presse par ailleurs Washington d’alléger les sanctions, a fait savoir que les si conditions d’accès étaient contraignantes qu’elles le rendaient inefficace.

Mike Pompeo a aussi indiqué avoir « proposé une aide aux Iraniens », formulée dans une note diplomatique. Une initiative que Téhéran a « rapidement repoussée ». Logiquement puisque, dans l’esprit du pouvoir iranien, elle ne s’accompagne d’aucune levée des sanctions et équivaudrait, si le régime l’acceptait, à une grave défaite.

La situation inquiète d’autant plus le régime que viennent de commencer les célébrations du Nouvel An persan, qui s’étalent sur deux semaines et ont provoqué le départ des grandes villes de millions de citadins. Le 16 mars, le Guide suprême Ali Khamenei a émis un décret religieux interdisant « les voyages non nécessaires ». Il fait peu de doute qu’il ne sera guère respecté. Sans compter qu’il arrive bien tard. Cela fait déjà plusieurs semaines que l’Irak et le Liban, les deux pays les plus proches de Téhéran, ont limité chez eux les déplacements, notamment après des contaminations apportées par des pèlerins chiites de retour de Qom.

Prenant en compte l’impéritie gouvernementale, les pasdarans (Gardiens de la révolution), l’armée et les organes de sécurité ont pris le contrôle de la lutte contre l’épidémie. Celle-ci sera donc dirigée par le chef d’état-major des forces armées, le général Mohammed Hossein Bagheri. Un haut responsable des pasdarans, le général Hossein Salami, a annoncé de son côté que ses forces étaient placées « en état de guerre » contre le virus, faisant écho aux théories de complot en vigueur – évoquées à la fois par le Guide suprême et le président Hassan Rohani –, qui voient dans le coronavirus une « invasion biologique » menée secrètement par les États-Unis et Israël.

Cette militarisation de la santé par les forces armées et de sécurité a plusieurs objectifs. Elle prend en compte la fragilité d’un régime affaibli par les terribles émeutes populaires de novembre (précédées par celles de l’hiver 2017-2018), la bavure de l’avion ukrainien, la désaffection manifeste des Iraniens pour les récentes élections (environ 20 % de participation à Téhéran), son incapacité à gérer les catastrophiques inondations du printemps 2019 qu’il n’a pas su non plus maîtriser. Elle va leur permettre de prendre des mesures encore plus répressives contre toute voix discordante sur le sujet du virus. Et de disculper « l’État profond » de la gestion accablante de l’actuelle épidémie en jetant tout le discrédit sur le président Rohani et son gouvernement.

Ce sont pourtant ces mêmes pasdarans qui sont présumés en partie responsables de l’expansion de l’épidémie : au plus fort de la crise sanitaire en Chine, leur compagnie aérienne Mahan Air n’a jamais interrompu ses nombreux vols vers ce pays.

Même si la situation s’aggrave jour après jour, les militaires se refusent à la moindre mise en quarantaine. Le Conseil supérieur de sécurité national a ainsi refusé dernièrement que des mesures de confinement soient prises à Qom mais aussi dans les provinces du Mazanderan et de Guilan, au nord de l’Iran, et d’Ispahan dévastées aussi par le virus, ce qu’exigent à la fois les autorités sanitaires, qui ont alerté sur les hôpitaux surpeuplés, et nombre de parlementaires de ces régions. Seules les écoles, les mosquées et les centres commerciaux sont fermés.

Le régime lui-même paie un large prix à l’épidémie. Deux membres du Conseil de discernement, un des organes clés de la République islamique, sont d’ores et déjà décédés, dont Mohammed Mirmohammadi, un proche confident du Guide suprême, ainsi qu’un membre de l’Assemblée des experts, une autre institution capitale, et plusieurs députés. Ali Velayati, qui régna de 1981 à 1997 sur la diplomatie iranienne et demeure l’un des conseillers les plus écoutés d’Ali Khamenei, est malade, de même que la vice-présidente Massoumeh Ebtekar, le premier vice-président Eshaq Djahanguiri et plusieurs ministres.

Face à l’entrée en force de l’épidémie dans les prisons, les organes de sécurité ont en revanche fait preuve d’un certain pragmatisme. Des milliers de détenus, dont la moitié sont des politiques, ont bénéficié de sorties temporaires. Parmi ces derniers, la journaliste et humanitaire irano-britannique Nazanin Zaghari-Ratcliffe, condamnée à cinq ans de prison pour « complot en vue de renverser la république islamique », qui a été provisoirement assignée à résidence dans la maison de ses parents. En revanche, comme elle n’a pas été la jugée, rien n’indique que chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah, emprisonnée depuis juillet 2019, pourra bénéficier d’une mesure de clémence. Son compagnon, le chercheur Roland Marchal, vient d’être libéré dans le cadre d’un échange avec un Iranien retenu en France.

Avocate de plusieurs journalistes etlauréate en 2012 du prix Sakharov « pour la liberté de l'esprit », Nasrin Sotoudeh, qui a été condamnée à 33 ans de prison, notamment pour « incitation à la débauche » et 148 coups de fouet, a entamé une grève de la faim le 16 mars pour protester contre sa situation et celle des prisonniers politiques dans la prison d’Evin. « En cette période de crise et d’épidémie de coronavirus, la libération des prisonniers d’opinion, notamment des femmes détenues dans des dortoirs collectifs de la prison d’Evin, est une nécessité nationale. […] Du fait que toutes mes demandes de libération des prisonniers sont restées sans réponse, je n’ai pas d’autre choix que la grève de la faim », a-t-elle fait savoir.

PAR JEAN-PIERRE PERRIN

MEDIAPART – 22 MARS 2020