Même si l’opposition au pouvoir actuel ne s’est pas structurée dans un cadre partisan (les Kataëb et le Parti national libéral sont les seuls partis non représentés au pouvoir) ni n’a pu prendre forme dans une mouvance civile, elle n’en demeure pas moins présente. Son expression, bien que peinant à s’organiser, a cela d’avantageux qu’elle résonne dans toutes les communautés pour dénoncer deux « tares » fondamentales du mandat : consacrer la primauté du Hezbollah et avec elle la mainmise iranienne ; et creuser des clivages intercommunautaires susceptibles de causer des dégâts structurels peut-être irréversibles. C’est ce que dénoncent en substance le député Nadim Gemayel (Kataëb), l’ancien député Farès Souhaid, le juriste et ancien membre du bureau politique du courant du Futur Hassane Rifaï et le journaliste Ali el-Amine, démocrate chiite.
D’abord, sur la question du Hezbollah. Celui qui s’est fait élire parce qu’il était avant tout soutenu par le parti chiite est peut-être « lié » par son alliance avec le Hezbollah. Sans doute est-il conscient que « tout écart risque de lui coûter une grande confrontation », dit Farès Souhaid. Comment expliquer sinon qu’il ait « légitimé le Hezbollah en tant que président de la République gratuitement sans obtenir de contrepartie ? » comme le dit Ali el-Amine. Comment expliquer que ce mandat soit « celui qui a le plus travaillé pour couvrir le Hezbollah dans ce qu’il a de plus nuisible et de plus problématique pour le pays : son influence militaro-sécuritaire, ses comportements irrespectueux de la souveraineté du Liban, ses méthodes belliqueuses qui se déploient sous leur pire forme en Syrie », estime le journaliste, agressé et battu par des partisans du Hezbollah lors des dernières législatives dans son village de Chakra au Liban-Sud.
Comment expliquer aussi l’excès de zèle de Michel Aoun dans la défense du Hezbollah face à la communauté internationale, « au point de discréditer le Liban aux yeux du monde », comme le relève Nadim Gemayel. Pour certains opposants interrogés, la relation entre le chef de l’État et le parti chiite se rapprocherait de la relation fusionnelle qui prévalait entre le président Émile Lahoud et le régime de tutelle syrien, à quelques différences près. Notamment le fait que Michel Aoun bénéficie d’une stature propre de leader chrétien historique. Cela le rend « plus dangereux » parce que susceptible de fournir une couverture irréprochable à la mainmise iranienne, fait remarquer Ali el-Amine. Mais cela le rend aussi sujet à des critiques d’autant plus acerbes et justifiées qu’il a fini par renoncer à toutes les promesses qu’il avait un jour incarnées, se réduisant à n’être qu’un chef de l’État au service du projet iranien, qu’il lui est arrivé d’assumer d’ailleurs ouvertement.
« Le projet d’État qu’il a défendu trente ans durant s’est traduit en népotisme, rien de plus », indique Nadim Gemayel. Les fondements du projet d’État avaient été progressivement enrayés, en grande partie à cause du discours ultracommunautaire, orchestré par lui depuis les accords de Mar Mikhaël et se transformant en divisions intercommunautaires sous son mandat.
Les quatre opposants interrogés condamnent tous le repli des communautés derrière des parois de plus en plus étanches, cristallisé dans la loi électorale. Cela n’aurait pas été possible si Michel Aoun n’avait pas neutralisé le rôle des chrétiens dans l’édification de l’État de droit, sous prétexte de les renforcer. Que de paradoxes dans le slogan de « chrétiens forts ».
Paradoxe dans le choix même de défendre les dictatures, pour répondre à un besoin de se protéger. « Les chrétiens ont pris le parti de la dictature de Bachar el-Assad et du Hezbollah au nom de l’alliance des minorités, dont Michel Aoun a porté l’étendard. L’histoire retiendra que sous le mandat Aoun, les chrétiens ont fait le choix de la peur. Et je crains que cela ne soit pas réversible », relève Farès Souhaid.
L’autre paradoxe transparaît entre le rôle que Michel Aoun s’attribue dans la défense des droits des chrétiens et sa propension à la répression des opinions contraires, « c’est-à-dire la répression des libertés auxquelles les chrétiens sont fiers d’avoir contribué », fait remarquer Nadim Gemayel.
Troisième paradoxe : le mandat se prévaut d’une force qui n’est pas sienne, mais celle du Hezbollah. « Sinon, comment expliquer la fragilité du Courant patriotique libre lorsqu’il s’attire les foudres du mouvement Amal ? » s’interroge Hassane Rifaï. Et que dire du comportement du Hezbollah qui fait fi de la position du chef de l’État dans la formation du gouvernement, ne cherchant même plus à sauver la face, comme le note Ali el-Amine ?
En somme, le mandat Aoun est le mandat d’un régime autoritaire dont « Aoun » n’est pas le nom exact. D’où ce sentiment d’un mandat « suspendu » entre ce qu’était le pays (fondé sur l’équilibre instauré par Taëf) et ce qu’il est en passe de devenir.
Mais il semble de moins en moins impérieux pour le Hezbollah de jouer sur cette dualité entre le réel (sa puissance) et l’apparent (celle de ses alliés ou partenaires non chiites). « L’après-guerre a peut-être vu les politiques libanais faire montre de plus de servilité à l’égard du régime syrien que du Hezbollah aujourd’hui, avec cela de plus dangereux que cette servilité qui se faisait par la force sous la tutelle syrienne est désormais une servitude volontaire générale à l’égard de l’Iran », conclut Hassane Rifaï.
Sandra NOUJEIM | OLJ 01/11/2018