Publié le 28 septembre 2018 par Elias Kassim
Le numéro un de l’électroménager au Liban, Khoury Home, au bord de la banqueroute ? Bank Audi impliquée dans le blanchiment d’argent de groupes terroristes ? Une grosse société de distribution de prêt-à-porter rachetée par Mikati ? Voici quelques récents exemples de “fake news” qui circulent dans le pays. Pour expliquer leur propagation, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux sont souvent pointés du doigt. Mais Stéphane Bazan, conseiller en stratégies numériques, chercheur en web science et fondateur de l’entreprise de conseils TomKeen, installée au Liban, estime que l’absence de médias indépendants et le manque de transparence des autorités aggravent la circulation des rumeurs et autres théories du complot dans le cas du Liban.
Le monde est-il entré dans l’ère de la rumeur, cette “ère de la postvérité” ?
La désinformation n’a rien d’une nouveauté : depuis toujours, elle est une arme au service des puissants. Hitler ou Staline y excellaient déjà ! Ce qui change aujourd’hui, c’est l’omniprésence de ces informations mensongères, erronées, voire fabriquées de toutes pièces. Plusieurs facteurs, selon moi, expliquent le phénomène. En premier lieu, l’arrivée au pouvoir de dirigeants “populistes” comme Donald Trump, Vladimir Poutine, Viktor Orban ou encore Recep Tayyip Erdogan... Ces hommes politiques ont une vision de l’information comme outil de propagande : ils se positionnent comme des “antisystèmes”, décriant le rôle des élites traditionnelles. Et se prévalent de réinformer leurs concitoyens en rompant avec le “politiquement correct” des médias traditionnels. Quand ils ne contrôlent pas les médias établis, ils se rapprochent d’une presse alternative : Fdesouche en France, Breitbart.com aux USA ou encore Sputnik News leur servent ainsi de relais. Dans tous les cas, il s’agit de “réinformer”, de “redonner une place” aux “opinions minoritaires” qui, selon eux, sont discriminées par les médias officiels. Ce point de vue est particulièrement violent dans la bouche de Donald Trump et de ses soutiens.
L’avènement du web et des réseaux sociaux accompagne-t-il le développement des “fake news” ?
Par leur viralité incroyable et leur couverture planétaire, le web donne aux fausses nouvelles une amplitude inégalée. Selon une étude de 2018 du Massachussetts Institute of Technology, les “fake news” circulent ainsi six fois plus vite que les vraies informations sur Twitter ! Sans surprise, cela affaiblit les relais traditionnels de l’information comme les médias. Rendez-vous compte : une “fake news” a 70 % de chance de plus d’être retweetée qu’une vraie histoire ! Le chercheur américain Evgeny Morozov a parfaitement raison lorsqu’il explique que « la vérité est ce qui est vu par le plus grand nombre de paires d’yeux ». Autrement dit, la crédibilité d’une information se mesure aujourd’hui en fonction de sa popularité et non plus en fonction de sa qualité ou de sa faculté à décrire les faits réels.
La désinformation est-elle consubstantielle au web et aux réseaux sociaux ?
Le web fonctionne comme un engrenage : il facilite la dissémination de fausses informations de manière anonyme, les réseaux sociaux se présentant comme le canal de communication idéal pour les manipulateurs. Rappelons que 62 % des utilisateurs d’internet lisent les news sur les réseaux sociaux. Le hic ? Google ou Facebook ne produisent pas de contenus à proprement parler. Elles utilisent des algorithmes pour diffuser l’information qu’elles jugent la plus pertinente en fonction des profils des utilisateurs qu’elles ont établis. En d’autres termes, elles choisissent l’information que nous voyons et influencent notre réalité.
La rumeur est-elle aussi un risque pour l’entreprise et le monde du business ?
La politique n'est pas la seule victime des “fake news”. Un exemple : en 2013, suite au piratage du compte Twitter de l’agence Associated Press, un faux tweet annonce une explosion à la Maison-Blanche. L’annonce sera retweetée 4 000 fois en quelques minutes ! Sur les marchés financiers, c’est la panique : les bourses perdent près de 140 milliards en l’espace de quelques instants seulement (elles remonteront ensuite). Plus récemment, le géant américain Starbucks Coffee a aussi fait les frais : l’utilisateur d’un forum de messagerie a lancé en 2017 une “fake news”, affirmant que la chaîne offrait des “frappuccinos aux clandestins” dans ses cafés. Mauvais pour son image de marque ! Il y a eu aussi une rumeur sur la mort d’un adolescent tué... par sa console Xbox (Microsoft). Publiée une première fois en 2015, cette fausse information est remontée à la surface du net “grâce” à une poignée d'internautes qui l’ont à nouveau propagée.
Récemment, des affaires sont venues rappeler que le problème pouvait toucher le Liban…
On entend beaucoup de rumeurs au Liban. Mais “l’affaire de Bank Audi”, qui a été la cible de rumeurs de blanchiment d'argent, est un des exemples récents du mal qu’une campagne de dénigrement génère. Cela n’avait rien d’un canular potache, il s’agissait de déstabilisation avec, à la clé, une tentative d’extorsion de fonds. L’impact psychologique sur l’entreprise est aussi évident que dans le cas de la politique : la réputation de l’entreprise est en jeu. Si le client n’a plus confiance, il s’en détourne ! Cela peut aussi freiner des investisseurs, qui hésiteront à financer un projet s’ils voient passer un article affirmant, par exemple, que l’entreprise est accusée de malversation. Les préjudices peuvent donc être énormes.
Selon vous, le Liban est-il un pays favorable à la désinformation ?
Le Liban est un terreau fertile pour les “fake news”, car c’est une société habituée à une forte communication verbale. Mais l’absence de déontologie parmi les médias traditionnels est un autre facteur à prendre en compte. Au Liban, les médias ont de sérieux problèmes d’indépendance ! La majorité des journaux, des radios, des télévisions sont proches, voire appartiennent à des partis politiques ou des hommes d’affaires influents. Dès lors, le journaliste libanais devient un militant, dont le rôle n’est pas d’informer, mais de convaincre. Il peut ainsi favoriser la propagation de telle ou telle information pour “servir une cause”. Dans les rédactions, ce comportement est d’autant plus encourager que le “buzz” fait recette ! À cela s’ajoute le manque de données objectives mises à la disposition des citoyens ou des journalistes. En dépit d’une loi, votée l’année dernière (NDLR, loi n° 28 de 2017, publiée le 16 février au Journal officiel), qui oblige l’ensemble des structures gouvernementales à favoriser l’accès à leurs données, très peu ont adopté des politiques d’open data. L’ouverture des données au public favorise pourtant l’innovation et le commerce. En Europe, davantage de transparence pourrait ainsi coïncider avec 1,7 % de PIB supplémentaire.
Quelle attitude adopter quand on est visé ?
Un conseil : surveiller ce qu’il se dit de votre entreprise ou de vous-même sur internet. Car si vous êtes victime d’une “rumeur” – ou souhaitez faire disparaître des critiques à votre encontre –, mieux vaut réagir vite afin de ne pas les laisser se répandre. Au Liban comme partout dans le monde, des entreprises spécialisées peuvent faire retirer des contenus que vous jugeriez inappropriés. C’est d’ailleurs une pratique dans laquelle un pays comme Israël excelle : ses autorités sont alertées quand un reportage ne mentionne pas le terme “terroriste” pour décrire une attaque qui implique l’un de ses ressortissants. Elles interviennent alors auprès des journaux qui ont “omis” le terme. Et leur font modifier leur narration sous la menace de procès. Israël a ainsi imposé sa vision à la BBC en 2015, qui a remanié l’article incriminé. D’autres techniques existent : on peut à l’inverse inonder le web de contre-informations. En 2013, un livre “Le vilain petit Qatar” écrit par deux journalistes avait entaché l’image de marque du Qatar. Plutôt que de mener une attaque de fond, l’émirat a payé très cher pour inonder le web d’articles élogieux à son sujet. Et ainsi noyer l’information qui ne l’agréait pas.
Pensez-vous comme le politologue Yasha Munk que les “fake news” soient le symptôme d’une “déconsolidation de la démocratie” ?
Oui, la démocratie est en danger. Les réseaux sociaux, qui favorisent les “fake news” et la propagande, ont aussi une vraie responsabilité. Ce qui se passe est intentionnel : les Russes n’ont pas dépensé 600 millions de dollars pour influencer la campagne électorale américaine juste pour s’amuser ! On assiste à une vraie tentation de déstabilisation des fondements de nos systèmes démocratiques et libéraux. On a déjà vu ça, il n’y a pas si longtemps, avec la Seconde Guerre mondiale. Les mensonges et les fausses infos mènent à la haine et à la guerre. Pour lutter, la solution fondamentale reste, selon moi, l’éducation. Il faut transmettre aux futures générations des outils pour comprendre les mécanismes du numérique, leur donner les règles du jeu. Les plus jeunes doivent comprendre les dangers de “l’identité numérique”, saisir comment fonctionne la viralité d’une information et sa pérennité numérique. Le premier réflexe aujourd’hui quand on veut vérifier une information est d’aller sur le web, de faire une recherche et de croiser au moins trois ou quatre sources différentes.