Depuis l’indépendance de la Syrie, les différentes tendances politiques ne cessent de prétendre incarner les espoirs de l’ensemble de la population. Cependant, le contrat social tant attendu par ces élites n’a jamais pu voir le jour. Pour certains, il a été mené à l’échec dès son état embryonnaire, et pour d’autres, notamment les adeptes des dogmes totalitaires, ce contrat est incarné par leurs idéologies radicales qui excluent allègrement leurs opposants. Ainsi, la succession des coups d’État entre 1949 et 1963 n’a pas permis à ce petit pays, d’une histoire riche et complexe, de former une classe politique proprement dite. Malgré plusieurs tentatives pour relancer la réflexion politique et pour libérer l’espace public, le coup d’État de Hafez el-Assad en 1970 est venu anéantir, avec ses méthodes sécuritaires très avancées, tous les espoirs de la génération de l’après-indépendance. La sécuritocratie s’est installée depuis, à tous les niveaux et dans tous les domaines.
Sécuritocratie
Un des facteurs essentiels dans l’élaboration de cette sécuritocratie était la manipulation du confessionnalisme. Une méthode qui avait connu un succès relatif sous le mandat français, mais à laquelle la société avait résisté. En revanche, l’autoritarisme local semble avoir prouvé plus d’efficacité dans l’application de la règle coloniale, diviser pour mieux régner. D’un côté, il a prétendu incarner l’unité nationale et, de l’autre, il a tout fait pour empêcher sa pérennité en suspendant la citoyenneté et en transformant les Syriens en sujets dépendants de sa grâce. La vraie minorité en Syrie, c’est la majorité du peuple dans toute sa diversité ethnique et communautaire. Ce sont celles et ceux qui sont exclus de l’espace public et privés de leurs droits.
Contrairement au fascisme et au nazisme – idéologies qui cristallisaient une identité nationale extrême –, l’autoritarisme syrien a conduit la société à ses origines primitives : communautaires, religieuses, tribales, régionales et même familiales. De plus, avec la corruption systématique et la gestion économique chaotique, la disparité sociale est devenue un élément supplémentaire qui contribua à la division de la société. Une stratégie « presque parfaite » a été élaborée afin que les sentiments sectaires, ethniques et religieux soient renforcés.
Dans une atmosphère morose où l’autoritarisme (re)devient pour les Occidentaux un moindre mal avec la grave montée des populismes et une tendance à réfléchir la politique sous le prisme de la victoire électorale locale basée sur la sécurité et la prospérité économique, le discours dominant songe à soutenir les dictateurs à l’encontre des volontés populaires. Si la Libye de Haftar, l’Égypte de Sissi ou la Syrie d’Assad arrivent à retenir les réfugiés et « combattent » le « terrorisme », il importe peu qu’ils respectent les droits humains. De plus, si les dictateurs achètent « nos » armes, c’est un bonus attrayant. Au début de la crise syrienne, le seul fait d’évoquer une solution à la Taëf suscitait l’ironie et le rejet. Actuellement, après tant d’années et au vu du désespoir pesant, cette formule redevient envisageable pour certains. D’autres parlent même d’un Dayton syrien. Cependant, toutes ces « solutions » dépendront de la manière avec laquelle cette hémorragie morale de l’humanité va s’arrêter.
Dans la situation actuelle, et avec la mainmise russe et iranienne sur le sort du pays, les tendances s’accentuent au sein des instances internationales pour accélérer la normalisation des relations avec les despotes sous la bannière de la stabilité et de la sécurité. Dès lors, plusieurs projets s’érigent sur un positionnement réaliste, sans aucune consistance morale, afin d’occuper l’espace ou pour profiter du marché juteux de la reconstruction. D’un autre côté, pour se racheter une conscience, les Occidentaux se préoccupent incessamment des minorités et de leur devenir sans penser à ce que représente le concept en marginalisant totalement la majorité politique exclue et réprimée. Cela signifie que les autorités, qui prétendent être les protectrices des minorités religieuses, ont réussi non seulement à les instrumentaliser et à les prendre en otage, mais aussi à manipuler les décideurs occidentaux.
« Circulez, il n’y a rien à dire »
La Syrie risque de devenir ainsi le cimetière de la justice transitionnelle qui, pour certains, est une utopie puisque la solution politique que les Russes cherchent à imposer, avec la complicité implicite des Occidentaux, jettera aux oubliettes toute justice quelle que soit son appellation. Ces derniers s’apprêtent donc à tourner la page et à ignorer les valeurs tant évoquées afin de stabiliser la région et éviter les vagues de réfugiés sur leurs territoires avec la compréhension de la « communauté internationale ». Mais de quelle communauté internationale parlons-nous exactement ? D’un secrétaire général des Nations unies qui ne cesse de s’inquiéter comme son prédécesseur? D’une Union européenne avec 28 politiques étrangères ? D’une Ligue arabe structurellement paralysée ?
En revanche, comme il n’y a pas de paix sans justice, la pacification, si elle se réalise un jour, restera précaire tant qu’un processus de justice transitionnelle n’aura pas lieu. Les droits des minorités ne peuvent être, dans un État sain et prospère, séparés des droits des citoyens dans leur ensemble. Les Syriens ont connu ces dernières années un processus épineux qui les a fait parcourir un chemin accidenté en commençant par la gestion de l’espoir au début de la révolution pacifique, à la gestion de la douleur avec le recours à la violence massive à l’encontre des insurgés pour déboucher ainsi à la gestion de la défaite de tous les Syriens, face à la destruction humaine et matérielle
Après sept ans de tuerie, des millions de réfugiés et de déplacés, des centaines de milliers de morts et une destruction massive des bâtis et des esprits, le dossier syrien s’apprête à être fermé de la manière la plus cynique du terme : on tourne la page et « circulez, il n’y a rien à dire ». La Syrie, dans sa souffrance assaisonnée de l’indifférence internationale, est le cimetière des valeurs tant proclamées par les hypocrites de tous bords. Elle est le cimetière de la morale en politique car c’est l’apogée de la realpolitik dans sa version la plus cynique. Elle est le cimetière des espoirs de plusieurs générations. Mais des cimetières, resurgissent la mémoire ou la vengeance.
POINT DE VUE
Salam Kawakibi | OLJ 01/09/2018
Politologue, directeur du Centre arabe de recherches et d’études politiques (Paris) et ancien directeur de l’Institut français du Proche-Orient (Alep).