La société civile locale est la grande absente de la conférence mondiale sur le climat, pour laquelle un nombre record de personnes a été accrédité. Les manifestations des ONG internationales sont très étroitement encadrées.
Par Perrine Mouterde(Dubaï (Emirats arabes unis), envoyée spéciale) - Le Monde
« Je m’engage à faire en sorte que cette COP soit inclusive et transparente. » Sultan Al-Jaber, le président de la 28e conférence mondiale sur le climat (COP28), ne cesse de le répéter : ce rendez-vous, qui a démarré le 30 novembre à Dubaï (Emirats arabes unis), est ouvert au plus grand nombre. De fait, il y a foule sur l’immense site de l’exposition universelle de 2020, qui s’étale sur plus de 4 km2 autour d’un gigantesque dôme en acier.
Dans les allées impeccables et les bâtiments modernes se croisent représentants des peuples autochtones en tenue traditionnelle et d’organisations de jeunesse, délégués du monde entier, membres de la société civile… Des militants des droits humains ont eu l’autorisation d’entrer dans le pays pour la première fois depuis des années, un visa gratuit a été mis en place pour faciliter la venue des habitants des nations du Sud et le secteur privé est abondamment représenté. Sur les quelque 100 000 personnes accréditées (au moins deux fois plus qu’à la COP27), près de 2 500 sont des lobbyistes de l’industrie fossile (quatre fois plus qu’il y a un an).
Pourtant, cette conférence n’affiche pas complet : aucun défenseur de l’environnement émirati ou vivant dans le pays ne viendra s’y exprimer. Les organisations de défense des droits humains craignent que cette absence totale de société civile locale passe inaperçue, et que le pays profite de cette COP pour promouvoir un peu plus une image de tolérance et d’ouverture, à mille lieues de la politique ultrarépressive menée à l’intérieur de ses frontières.
Manifestations interdites
« Comment peut-on parler d’une COP inclusive dans un pays qui ne permet pas aux ONG et aux militants locaux de s’exprimer librement ?, s’interroge Katharina Rall, chercheuse au sein de la branche française de Human Rights Watch (HRW). Les Emirats ont une stratégie pour se faire passer pour un Etat respectueux de la liberté d’expression, et cela semble marcher auprès d’un certain nombre de gouvernements. » Aucun des quelque 130 dirigeants ayant fait le déplacement à Dubaï n’a évoqué publiquement le sujet.
« Ces conférences sur le climat devraient être inclusives, ce qui n’est manifestement pas le cas ici, estime aussi le rapporteur spécial de l’ONU sur la protection des défenseurs de l’environnement, Michel Forst, présent à Dubaï et qui redoute être surveillé. La transition verte ne sera pas efficace si elle se fait sans les militants du climat. »
Le musellement de toute voix dissidente par le régime autocratique d’Abou Dhabi a démarré il y a une quinzaine d’années. En 2013, 94 professeurs, étudiants, ingénieurs ou avocats sont jugés lors d’un procès de masse entaché d’irrégularités, notamment pour avoir signé une pétition prodémocratie. La majorité d’entre eux sont condamnés et incarcérés. En 2017, le militant émirati Ahmed Mansour, connu comme le « dernier défenseur des droits humains » du pays, est à son tour arrêté et jeté en prison, où il croupit depuis en cellule d’isolement, sans lit ni livres. « Le silence est tombé sur les Emirats », résume Devin Kenney, spécialiste du pays au sein d’Amnesty International.
Corollaire de cette répression, toute manifestation est interdite et passible d’une peine d’emprisonnement. Alors que les conférences mondiales sur le climat sont d’ordinaire ponctuées, à miparcours, par d’importants rassemblements dans les villes hôtes, les organisations de la société civile ont cette fois renoncé à lancer un appel à la mobilisation pour des raisons de sécurité.
« Ces manifestations, qui ont lieu en dehors de l’enceinte de la COP, sont très importantes pour mettre la pression sur les gouvernements, leur faire passer le message qu’ils n’agissent pas dans une bulle », insiste Katharina Hall. Grâce à la grande marche à Charm El-Cheikh en 2022, alors que l’Egypte réprime très durement toute opposition, des militants locaux avaient tout de même pu s’exprimer dans le cadre de la COP27.
A Dubaï, les militants doivent se contenter « d’actions » organisées à l’intérieur de la « zone bleue », gérée par les Nations unies et uniquement accessible aux personnes accréditées. Soutien aux Palestiniens de Gaza, appels à davantage de justice climatique ou à sortir des énergies fossiles… Ces rassemblements, autorisés à l’avance, sont très encadrés : ils ne peuvent réunir que quelques dizaines de personnes, doivent être statiques et pas trop bruyants. « Le système n’est pas transparent et beaucoup de gens ont peur, ils ne savent pas ce qu’ils peuvent dire. Des personnes se sont vu retirer leur badge pendant vingt-quatre heures après avoir appelé à un cessez-le-feu à Gaza », affirme Agnès Callamard, la secrétaire générale d’Amnesty International. Les ONG rapportent un climat d’autocensure : un rapport publié le 30 novembre rappelle que 300 000 caméras et drones sont déployés à Dubaï et que les communications de tous les participants à la COP sont susceptibles d’être surveillées. Mardi 5 décembre, plusieurs organisations attendaient toujours un feu vert pour l’organisation d’une action visant à appeler à la libération d’Ahmed Mansour et d’autres prisonniers.
Ce climat répressif n’épargne pas la sphère environnementale. « La ligne rouge, c’est le fait de critiquer le pouvoir, résume Devin Kenney. Il peut y avoir des organisations de défense de l’environnement, mais elles ne pourront pas critiquer ce que fait le gouvernement. » Lundi, HRW a publié un rapport pointant des niveaux « alarmants » de pollution de l’air liés à l’industrie fossile aux Emirats, en s’appuyant sur des documents officiels et sur le travail de chercheurs vivant à l’extérieur du pays. Recueillir le témoignage, même anonyme, de locaux souhaitant s’exprimer sur le sujet s’est révélé quasiment impossible.
A la COP28, une envoyée spéciale des dugongs – une militante américaine costumée – a aussi visité la « zone bleue ». La seconde population mondiale de ces gros mammifères marins vit au large des Emirats. L’ONG Leave it in the Ground tente d’alerter sur l’impact à l’égard de la biodiversité des projets d’exploitation d’hydrocarbures dans la réserve marine de Marawah, qui fait partie du réseau national des aires protégées. Un nouveau champ gazier va y être exploité par la compagnie nationale émiratie, Abu Dhabi National Oil Company. Dirigée par Sultan Al-Jaber, elle assure agir en faveur de la biodiversité marine. Elle explique travailler « en étroit partenariat » avec l’Agence pour l’environnement d’Abou Dhabi, dirigée par l’un des frères du président des Emirats, et avoir mené « l’une des plus grandes études d’impact sur l’environnement marin ». Cette dernière n’a pas été rendue publique.