Par Jean-Philippe Rémy (Kiryat Shmona, Kfar Giladi, Snir, envoyé spécial) / Le Monde
REPORTAGE- Dans le kibboutz de Kfar Guiladi, dans le nord déserté d’Israël, des membres des communautés soumises aux tirs du Hezbollah, demeurés sur place, appellent à « nettoyer la bande frontalière » du côté libanais, comme l’armée a entrepris de le faire à Gaza.
De la masse des jouets abandonnés dans le kibboutz vide de Kfar Guiladi, dans le nord d’Israël, le télescope en plastique blanc est le seul à avoir trouvé une nouvelle utilité. En raison des tirs du Hezbollah depuis le Liban, le plus gros des 700 habitants a été évacué, depuis près de quatre mois, de cette localité collée à la frontière, laquelle sinue plus haut, dans les collines escarpées. Dans un coin du kibboutz aux volets fermés, aux jardins envahis par les herbes où les branches des citronniers et des orangers ploient sous des fruits que personne ne récolte, on monte quatre à quatre les escaliers d’une maison pour bénéficier de ce qui fut une vue imprenable.
Installée sur son trépied, sur la vaste terrasse panoramique de cette jolie villa, tout droit sortie d’un magazine de décoration, la lunette ne sert plus à admirer les étoiles pendant les nuits claires, mais à traquer des bribes d’information dans les villages libanais d’en face, à moins de 3 kilomètres.
Nisan Zeevi en a fait l’un de ses postes d’observation. Depuis le déclenchement du conflit, le 7 octobre 2023, il a abandonné son métier de développeur de start-up et rejoint, comme réserviste, la poignée d’habitants de Kfar Guiladi restés au moment de l’évacuation (laquelle a concerné 80 000 personnes, assistées depuis par l’Etat), pour assurer la sécurité des lieux, aux côtés de l’armée.
Agglomérations fantômes
Toute la bande frontalière, le long des cent vingt kilomètres s’étendant entre le plateau du Golan et la mer, ressemble à cela, côté israélien : une succession d’agglomérations fantômes, où passent des ombres, soldats, gardes, ou gens âgés, aussi proches géographiquement qu’irrémédiablement éloignés de leurs voisins et désormais ennemis libanais.
Au lendemain du 7 octobre, après l’attaque du Hamas sur le territoire israélien qui a fait 1 200 morts, les habitants des kibboutz, des mochavs (communautés agricoles) ou de la grande ville de la région du nord de la Galilée, Kiryat Shmona, ont craint une attaque similaire de la part du Hezbollah libanais. La formation dirigée par Hassan Nasrallah a, depuis longtemps, diffusé des vidéos théorisant une telle opération. L’incursion militaire aurait pu être menée par les troupes d’élite Radwan, dont plusieurs milliers se trouvent non loin de la frontière. Elle n’a pas eu lieu, mais s’est alors mis en place un système de tirs continuels.
Israël dit frapper des positions du Hezbollah au Liban avec, notamment, de l’artillerie ou des missiles tirés depuis des avions. Le Hezbollah, de son côté, vise les bâtiments, les habitants ou les soldats lorsque l’occasion se présente. La vaste majorité de ses tirs reste confinée à une bande d’environ 5 kilomètres correspondant à la zone évacuée côté israélien. Cela afin d’éviter une escalade, tout en maintenant une pression de tous les instants.
Cela pourrait durer longtemps. Mais au sein des communautés évacuées, la colère monte. Et un mouvement d’opinion en faveur de la guerre, pour bousculer un gouvernement jugé trop hésitant sur le « front nord », est en train de gagner en influence. Nisan Zeevi est l’un des cerveaux d’un groupe de pression qui milite en ce sens, Lobby 1701. Il porte le nom de la résolution 1701 des Nations unies mise en place pour accompagner le retrait de l’armée israélienne du Liban en 2006, confiant la surveillance de la zone frontalière à une force multinationale, la Finul (Force intérimaire des Nations unies au Liban).
Sur la terrasse de Kfar Guiladi, l’ex-spécialiste du financement de la tech fait attention à ne pas se montrer. Il s’agit non seulement de ne pas s’exposer aux tirs potentiels, mais aussi de ne pas livrer d’information au camp d’en face. Ce jour-là, des tirs résonnent sans cesse entre les montagnes. On comptera une douzaine de coups au but. Nisan pointe le télescope vers la vallée qui s’ouvre devant, en direction du mochav de Yuval. On distingue une maison éventrée. Le 14 janvier, une femme de 76 ans, Miri Ayalon, et son fils Barak, 45 ans, ont été tués par un tir sur leur maison. Ils faisaient partie des derniers habitants de l’agglomération.
On fait pivoter la lunette, et on jette à présent un œil sur les hauteurs : des villages libanais apparemment déserts, tout proches ; une tour depuis laquelle ont « été tirés quatre missiles antichars sur nous » récemment, dit Nisan ; une position de la Finul, la force des Nations unies, encore plus proche. Le théâtre d’une microguerre menée comme un kriegspiel sur une série de timbresposte. A ceci près que ce conflit sous cloche a entraîné, à ce stade, la mort de quinze personnes côté israélien et de cent soixantedix-huit côté libanais, et, de plus, menace de se transformer en conflit ouvert, comme le souhaitent, exaspérés, les habitants de cette région.
Il y a quelques mois, dans cette ère qui semble désormais si lointaine, celle d’avant le 7 octobre, Nisan Zeevi était au cœur de la transformation de cette région du nord de la Galilée en petit paradis prospère, havre pour l’agriculture sophistiquée et la tech. Il y favorisait l’éclosion de l’agrotech avec sa société, Margalit Startup City. Il était aussi à la pointe des manifestations contre le gouvernement du premier ministre, Benyamin Nétanyahou. Il se disait, se pensait, se vivait « de gauche ». Eclairé, ouvert, confiant en l’avenir.
Le 7 octobre a créé un bouleversement complet, renforcé par la drôle de guerre qui s’est mise en place à la frontière nord. Et s’il y a une frontière qui a explosé, dans un premier temps, c’est bien celle de ses convictions politiques. « On s’était vus comme la start-up nation, des gens libéraux. Le développement allait tout changer. On n’en était plus à penser en termes de conflit avec le Liban. Le prix qu’on a payé pour cette illusion, c’est de laisser prospérer des monstres. Le Hamas à Gaza, ou le Hezbollah. Maintenant, on a un voisin qui est le plus gros mouvement terroriste de la planète. »
Alors est venu le temps du retour à la violence. Les petits villages libanais, charmants dans le décor depuis les terrasses, sont devenus tout à coup des villages ennemis. « Je me suis dit que si on ne faisait rien, on allait être confrontés pour longtemps à cette situation », dit Nisan en cherchant, dans la lunette, des signes de vie du côté libanais. « Il se trouve que j’avais un ami appartenant plutôt à la droite. On a uni nos idées, puis nos relations au sein d’un groupe WhatsApp. Et c’est ainsi que le Lobby 1701 est né. »
CRÉER UNE ZONE SÛRE
Ce groupe informel représente les 80 000 déplacés du nord d’Israël, et estime faire en sorte que les conditions de leur retour soient assurées. Comment ? En « garantissant leur sécurité ». Un objectif qui devrait, idéalement, être atteint au terme d’un processus de négociations auquel, au sein du Lobby, personne ne croit réellement. « Ma plus grande peur, c’est qu’on nous dise : “On a une solution politique, un accord avec le Hezbollah. Tout le monde doit rentrer chez soi”. J’en ai peur car je sais qu’un jour, on va se trouver face à une attaque comme dans le Sud, et alors, il sera trop tard », prédit Nisan Zeevi, qui voit dans cette situation un ferment d’unité nationale.
« Ce pays était tellement divisé [avant le 7 octobre], mais on est tous unis, c’est incroyable : droite, gauche, religieux, non religieux, chrétiens, Arabes : nous voulons tous la même chose, vivre en paix, ramener nos familles, retourner vivre dans nos maisons. Pour cela, on veut croire à une solution diplomatique, mais si cela n’avance pas, il n’y aura pas d’autre solution pour Israël que d’aller créer une zone sûre côté libanais, un peu comme on est en train de le faire à Gaza », explique M. Zeevi.
Nisan Zeevi ne veut plus de cette situation, et il ne mâche pas ses mots : « Il faut vider la région entre la frontière et le fleuve Litani [entre 20 et 30 kilomètres de distance]. Il y a quarante-trois villages qui ont la possibilité de tirer à vue sur Israël, il faut les déplacer pour les empêcher de tirer sur nous. »
A moins de 10 kilomètres, à Snir, un autre kibboutz au pied du mont Hermon, on vit aussi dans cet état de veille inquiète. Une batterie ouvre le feu, non loin. Ori Ben Herzl, lorsqu’il passe en terrain exposé, enlève sa veste d’uniforme pour ne pas offrir de signe aux observateurs potentiels du Hezbollah. Avec deux amis, des pères de famille, qui campent désormais dans de grosses villas vides, ils militent au sein de Lobby 1701 pour une sortie de cette situation gelée.
L’un d’entre eux fait visiter sa safe room et montre un dispositif qu’il a façonné pour bloquer la poignée de porte, avec une planche évidée à l’une de ses extrémités. « Un de mes proches a tenu pendant vingt-sept heures la poignée de la porte de sa safe room pour empêcher le Hamas d’entrer à Kfar Aza [un kibboutz attaqué le 7 octobre, où cinquante-neuf personnes ont été tuées]. » Ses lèvres tremblent quand il dit cela.
Ori, lui, se contente de commenter : « On a vécu dans une illusion, celle de la sécurité, avec notre Dôme de fer, nos prouesses techniques. Quoi qu’on fasse désormais, cette illusion est partie. Je ne vois pas comment on pourrait revenir à l’état d’avant le 7 octobre. »
A Kiryat Shmona, un officier de liaison israélien avec la Finul soupire en évoquant les différents couacs de la force multinationale, et conclut : « Je pense qu’il n’y a qu’une seule solution, c’est qu’Israël nettoie la bande frontalière côté libanais. Ensuite, on pourra construire la sécurité. Mais plus personne ne va vouloir venir habiter ici. C’est dommage, c’était joli. On avait même des nature-party [rave-party en plein air]. »