Professeur de civilisation russe, Yves Hamant s’alarme des idées avancées dans un document émis par un forum créé par le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe qui entend dessiner « le présent et le futur du monde russe ». Des positions violemment anti-ukrainiennes y sont défendues.
En 1993, le métropolite Kirill, alors numéro deux du patriarcat de Moscou, a créé un forum pompeusement intitulé « Concile mondial du peuple russe », rassemblant chaque année autour du clergé les représentants du nationalisme local avec pour objectif la défense des « valeurs traditionnelles russes ». Un oligarque sulfureux, Konstantin Malofeev, en est devenu par la suite la cheville ouvrière. Accusé de subventionner des milices prorusses dans le Donbass depuis 2014, Malofeev vient cependant de démissionner du Concile mondial, semble-t-il pour un différend avec le patriarche.
En 2007, ce concile a émis un laborieux programme de transformation de la Russie sur une base qui serait proprement russe, la « doctrine russe ». Récemment, après la victoire électorale de Vladimir Poutine aux élections organisées du 15 au 17 mars, Kirill a convoqué, le 27 mars, un congrès extraordinaire du Concile mondial du peuple russe pour adopter à l’intention du pouvoir des « recommandations » fascisantes sur « le présent et le futur du monde russe ».
Ce document proclame en ouverture : « L’opération militaire spéciale est une nouvelle étape dans la lutte de libération nationale du peuple russe, menée depuis 2014 sur les terres du sud-ouest de la Russie contre le régime criminel de Kiev et l’Occident collectif derrière lui. Le peuple russe, les armes à la main, défend sa vie, sa liberté, son système étatique, son identité civilisationnelle, religieuse, nationale et culturelle, de même que le droit de vivre sur sa propre terre dans les frontières de l’Etat unique de la Russie. Du point de vue spirituel et moral, c’est une guerre sainte où la Russie et son peuple, en défendant l’unité de l’espace spirituel de la sainte Russie, remplissent une mission de frein, retenant le monde de la poussée du globalisme et le protégeant de la victoire de l’Occident, tombé dans le satanisme. »
Mission universelle
Quand l’opération sera achevée, tout le territoire de l’actuelle Ukraine devra entrer dans la zone d’influence exclusive de la Russie, ajoute ce document. A terme, les trois branches du peuple russe – Grands-Russiens, Petits-Russiens (les Ukrainiens), Biélorussiens – devront être réunies au sein d’un même Etat, et le principe de cette « tri-unité » inscrit dans la loi.
Le document assigne à la Russie une mission universelle. Centre géopolitique de l’Eurasie, au croisement des axes globaux Ouest-Est et Nord-Sud, celle-ci doit être le régulateur des intérêts stratégiques mondiaux, le pilier de la sécurité et d’un ordre mondial juste dans le monde nouveau multipolaire.
Les frontières du monde russe en tant que phénomène spirituel et culturo-civilisationnel sont plus larges que les frontières d’Etat, non seulement de la Fédération de Russie actuelle, mais aussi de la « grande Russie historique ». Outre les représentants de l’« écoumène russe » disséminés à travers le monde, le monde russe inclut tous les gens pour qui la tradition russe et tout ce qu’il y a de sacré dans la civilisation russe représentent la valeur suprême. En conséquence, l’Etat russe doit également offrir l’asile aux millions d’étrangers qui, défendant les valeurs traditionnelles, sont loyaux envers la Russie et prêts à s’y intégrer linguistiquement et culturellement.
Préoccupé par l’effondrement démographique du pays, le document donne les détails d’une politique nataliste volontariste destinée à élever en cent ans la population à 600 millions d’habitants. Il prône parallèlement des mesures visant à limiter l’immigration, source de criminalité, d’extrémisme et de terrorisme. L’école doit promouvoir les valeurs familiales, la vertu et la chasteté, dénoncer la débauche sexuelle et la sodomie. Les programmes scolaires et éducatifs doivent être débarrassés des conceptions idéologiques occidentales destructrices, et les sciences humaines et sociales doivent être enseignées suivant un nouveau paradigme fondé sur l’identité civilisationnelle de la Russie.
Précisons qu’il n’y a rien dans ce document qui n’ait été prôné d’une manière ou d’une autre dans les cercles du pouvoir et l’on peut y voir une gesticulation de Kirill. En 2014, pour ne pas se couper de ses fidèles en Ukraine, il n’a pas osé approuver l’annexion de l’Ukraine, mais il n’en a pas moins été rejeté par la société ukrainienne. Il s’est donc avéré inutile dans le projet ukrainien de Poutine. Enfin, si, jusqu’alors, l’Eglise orthodoxe avait pu offrir une sorte de religion civile à une Russie en mal d’idéologie depuis la chute de l’URSS, le régime poutinien mobilisait désormais la population autour de la guerre et de la conquête. Depuis, Kirill multiplie les surenchères verbales pour retrouver l’influence perdue. En vain.
Ce texte, déjà qualifié de « manifeste du fascisme russe », voire comparé à un programme du Parti national-socialiste allemand sur les réseaux, témoigne de la poursuite de la régression politique et morale affectant la Russie. Cependant, parce que adopté précisément sous l’égide du patriarche, il interpelle au premier chef les fidèles du patriarcat de Moscou. Certes, certains n’en auront peut-être pas connaissance. D’autres pourront feindre de l’ignorer : après tout, ce n’est pas un texte d’Eglise. D’autres encore l’approuveront même, car il est dans l’air du temps. Une minorité sera rongée par un cas de conscience, surtout parmi les prêtres. Comment peuvent-ils réagir sans se couper de l’Eglise ni s’exposer aux représailles du pouvoir politique ?
De l’étranger, où nous sommes bien en sécurité, nous n’avons pas à leur dicter leur conduite. La hiérarchie de la partie de l’Eglise orthodoxe qui, en Ukraine, reste officiellement affiliée au patriarcat de Moscou n’a pas manqué de se démarquer d’une position aussi violemment anti-ukrainienne, mais elle l’a fait par un communiqué non signé, comme par précaution en cas de changement de régime à Kiev. La diaspora orthodoxe à l’étranger a, elle, les mains plus libres. Se contenter de ne pas mentionner le nom de Kirill dans les offices n’est-il pas un expédient à la longue intenable du point de vue ecclésiologique ?
Le Monde