A quoi serviront les 6 milliards de dollars que l’Iran va obtenir grâce à l’échange de prisonniers ?

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A quoi serviront les 6 milliards de dollars que l’Iran va obtenir grâce à l’échange de prisonniers ?
الخميس 21 سبتمبر, 2023


David S. Cloud, The Wall Street Journal - L'Opinion

Les inquiétudes sur la destination de l’argent débloqué pour Téhéran mettent en exergue les clivages à Washington autour de la meilleure manière d’isoler l’Iran

Le déblocage de 6 milliards de dollars de recettes pétrolières iraniennes gelées dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers avec Washington soulève la question de savoir si ces fonds vont constituer une manne pour la république islamique ou simplement une injection à court terme de devises fortes dont proiteront les Iraniens ordinaires.

L’administration Biden, qui a négocié la libération de cinq Américains, affirme que cet argent ne pourra servir qu’à l’achat de nourriture, de médicaments et d’autres produits humanitaires, concession nécessaire mais modeste pour conclure l’accord.

Mais pour certains républicains du Congrès et pour d’anciens responsables de l’administration Trump, permettre à Téhéran d’avoir accès à l’équivalent de 6 milliards de dollars d’actifs, gelés par la Corée du Sud depuis 2018, ne pourra qu’encourager la prise d’otages par l’Iran et libérer d’autres fonds que le régime pourrait employer pour inancer ses forces de sécurité et ses alliés dans la région.

Ce débat illustre le profond clivage existant à Washington au sujet des risques et des bénéices potentiels d’un engagement diplomatique, même limité, avec Téhéran. Depuis 2015, lorsque les Etats-Unis ont levé les sanctions en Irak dans le cadre d’un accord diplomatique limitant le programme nucléaire de l’Iran, les trois administrations successives n’ont cessé de changer d’avis sur la manière d’isoler Téhéran.

Des responsables de l’administration Biden ont déclaré avoir accepté l’accord d’échange de prisonniers conclu cette semaine uniquement après que l’Iran a convenu, dans le cadre de négociations indirectes organisées ces derniers mois, d’obéir à des procédures assurant que les fonds débloqués ne seraient pas utilisés pour inancer le terrorisme.

« La possibilité d’utiliser ces fonds au Qatar sera directement liée au paiement de produits réellement humanitaires — nourriture, produits agricoles, médicaments et dispositifs médicaux exclusivement —, des requêtes supervisées et approuvées par des banques qataries et leurs correspondants européens, qui euxmêmes s’engagent à respecter les sanctions », rapporte Adrienne Watson, porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche. « Aucun fonds n’ira en Iran – pas le moindre. »

Mais pour les détracteurs de cet accord, même restreindre l’Iran à l’achat de produits humanitaires est une façon d’aider le régime.

« Permettre à l’Iran d’accéder à davantage de fonds libèrera l’accès à des fonds nationaux qui seront utilisés à des fins malfaisantes », expose Richard Goldberg, ancien responsable de l’administration Trump chargé de la politique face à l’Iran et consultant à la Foundation for Defense of Democracies, un think tank basé à Washington qui préconise l’isolement de l’Iran.

Les responsables iraniens n’ont fait qu’ajouter aux incertitudes en insistant sur le fait qu’ils avaient toute autorité pour décider de la manière dont ces 6 milliards seraient dépensés. « Cet argent appartient au peuple iranien, au gouvernement iranien, par conséquent, c’est la République islamique d’Iran qui décidera quoi en faire », a déclaré le président iranien, Ebrahim Raïs si, lors d’une interview accordée à NBC News et diffusée le 12 septembre dernier.

Depuis dix ans, l’Iran dépense en moyenne autour de 10 milliards de dollars par an pour importer des médicaments et de la nourriture, mais à cause des sanctions, le pays se retrouve régulièrement en difficulté pour trouver les devises nécessaires à l’acquisition des produits humanitaires indispensables, selon Esfandyar Batmanghelidj, PDG de Bourse and Bazaar, think tank londonien spécialiste de l’économie iranienne.

Téhéran va fort probablement utiliser la quasi-totalité de ces 6 milliards de dollars, versés sous forme d’euros à la suite de l’accord sur l’échange de prisonniers, pour acheter des médicaments et des produits alimentaires, ajoute-t-il.

« Ça ne va pas changer la donne. Ces fonds seront dépensés très vite et c’est sûrement la raison pour laquelle l’administration Biden n’a pas vu d’objection à cet accord » et qu’elle a considéré que le déblocage de cet argent constituait un moyen de pression sur Téhéran pour la libération des prisonniers américains.

Selon des responsables américains et de hauts responsables du Moyen-Orient, les fonds ont été déposés dans deux banques qataries et ne pourront être utilisés que pour acheter des produits qui ne sont pas soumis aux sanctions, comme de la nourriture, des médicaments et des dispositifs médicaux choisis par Téhéran, transactions qui devront être approuvées par Washington. Le Qatar transférera l’argent aux fournisseurs sans passer par l’Iran, expliquent les responsables.

Les Etats-Unis et l’Iran se sont mis d’accord sur les termes de ces procédures dans un document écrit qui n’a pas été rendu public, selon les mêmes sources.

Le gouvernement et les banques du Qatar « se sont engagés à prendre des mesures de vérifications préalables strictes », a affirmé le département américain du Trésor ce lundi. Les Etats-Unis « prendront les mesures nécessaires si l’Iran tente d’utiliser ces fonds à d’autres ins que les achats humanitaires autorisés », a-t-il précisé.

Les partisans de l’accord soulignent que ces procédures sont un progrès par rapport à celles qui avaient été mises en œuvre en 2016, lorsque l’administration Obama avait débloqué l’équivalent de 1,7 milliard de dollars pour l’Iran en euros, francs suisses et autres devises dans le cadre d’un accord visant à faire libérer quatre Américains retenus prisonniers à Téhéran. Les fonds avaient alors été expédiés sous forme d’avions remplis de cash, sans restriction sur leur utilisation.

« Cet accord est bien meilleur pour les Etats-Unis que celui de 2016, où l’Iran faisait totalement ce qu’il voulait avec des actifs reçus sous forme de liquide », a expliqué Ali Vaez, directeur de projet chargé de l’Iran à l’International Crisis Group, aux journalistes lundi dernier. Contrairement à 2016, les Etats-Unis « ont leur mot à dire sur la manière dont l’Iran dépensera cet argent. »

En 2018, l’administration Trump s’était retirée de l’accord sur le nucléaire iranien négocié par sa prédécesseure et avait imposé des sanctions visant à exercer une « pression maximale » sur Téhéran. L’ancien président airmait à l’époque que les transports de liquidités et la levée des sanctions par l’administration Obama permettaient à l’Iran d’accéder à plus de 150 milliards de dollars qu’il n’aurait pas reçus autrement. Selon les responsables de l’administration Obama, il s’agissait de sommes beaucoup moins importantes, ne dépassant pas 50 milliards de dollars.

Bien que Joe Biden ait maintenu la plus grande partie des sanctions de son prédecesseur à l’encontre de l’Iran, Téhéran va probablement déjouer les contrôles en effectuant des transactions frauduleuses à l’aide de sociétés écrans qui se feront passer pour des fournisseurs de produits humanitaires, estime M. Goldberg, l’ancien responsable de l’administration Trump. Certaines transactions frauduleuses vont probablement réussir à passer, à moins que les Etats-Unis n’examinent à la loupe toutes les transactions des banques qataries, ce qui ralentirait considérablement les autorisations de transferts de produits humanitaires.

Le déblocage de 6 milliards de dollars depuis des comptes en Corée du Sud intervient après l’approbation par les Etats-Unis d’un paiement de 2,5 milliards d’euros par le gouvernement irakien à des créanciers iraniens au début de l’année et son autorisation de transfert de quelque 10 milliards de dollars de fonds iraniens gelés depuis l’Irak vers des banques d’Oman. Ces fonds sont disponibles pour des achats humanitaires en euros et dans d’autres devises non-américaines sous réserve d’approbation des Etats-Unis, comme pour les fonds au Qatar.

Les diverses sources de devises étrangères fortes mises à la disposition de l’Iran et destinées à acheter des produits humanitaires s’inscrivent dans une stratégie de l’administration Biden visant à désamorcer les tensions et à inciter Téhéran à éviter une crise majeure, tout particulièrement concernant son programme nucléaire, dans le contexte de la campagne en vue de la présidentielle de l’année prochaine.

A Washington et ailleurs, les critiques estiment que les EtatsUnis récompensent l’Iran d’avoir pris des citoyens américains en otages et d’avoir fait une pause mineure dans son programme nucléaire, alors que Téhéran représente une menace de plus en plus grande dans la région et fournit une aide militaire à la Russie pour sa guerre contre l’Ukraine.