Moyen-Orient. L’historien irano-américain, directeur du programme Iran à Stanford, décrit les motivations profondes de l’ayatollah Khamenei.
Par Hamdam Mostafavi
Abbas Milani, l’un des plus fins connaisseurs de la pensée du Guide suprême iranien Ali Khamenei, a publié de nombreux ouvrages qui décryptent les fondements de la République islamique, qu’il a souvent comparé à l’Union soviétique. Il a récemment signé des textes dans l’ouvrage Femme, vie, liberté sous la direction de Marjane Satrapi (Ed. L’Iconoclaste, 2023). Pour L’Express, il analyse la lecture du monde moderne des mollahs au pouvoir à Téhéran, et les fragilités de la République islamique sur la scène internationale.
L’Express : Vous êtes expert de la pensée d'Ali Khamenei, le Guide suprême iranien. Quel est le cœur de son idéologie ?
Abbas Milani : Khamenei a une idéologie très cohérente. Selon lui, le monde se trouve à un tournant historique : l’heure de l’islam est arrivée, alors que l’Occident et le monde communiste sont en crise. La seule étoile qui brille à l’horizon est celle de l’islam. La République islamique d’Iran constitue la base pionnière de la conquête pour constituer le gouvernement islamique du monde entier. Il est très clair à ce sujet. L’autre élément central pour lui est que la modernité, et les Etats-Unis qui l'incarnent, représente l’ennemi principal. Pour lui, la modernité a été créée par le monde judéo-chrétien afin de faire disparaître l’islam de la carte. Ces deux éléments sont les piliers constants de ses idéologies.
Cet avènement supposé de l’islam va au-delà du fait que les musulmans soient divisés entre chiites et sunnites ?
C’est l’une des principales idées fausses que l’Occident se fait à propos de l’islam, sur ce clivage entre chiites et sunnites. Ces deux branches sont différentes, mais lorsqu’on parle d’islam politique - telle que théorisée par Seyyed Qubt en Egypte, ou Khomeyni en Iran - elles se rejoignent autour de l’idée qu’une victoire islamique mondiale se profile à l’horizon. Le capitalisme, le socialisme, toutes les formes d'"ismes" autres que l’islamisme sont en crise. Parallèlement à cela, Ali Khamenei a développé une théorie sur la guerre culturelle, l’idée qu’il existe un "Otan culturel" porté par le monde occidental pour détruire la pensée islamique. Dans un discours prononcé en 2006, Khamenei utilise ce terme d’"Otan culturel", au sujet d’une conspiration, menée par les Etats-Unis et Israël. Ces pays essaient de combattre l’islam en faisant la promotion du nihilisme, du matérialisme, de l’individualisme et du rationalisme.
Pense-t-il vraiment que l’avènement de l’islam est possible ou s’agit-il d’une rhétorique à des fins politiques ?
Il croit sincèrement à cette rhétorique. Il est par ailleurs convaincu que l’essor de la Chine et de la Russie l’aidera à prendre ce virage historique. Ce qui compte pour lui, c’est l’alliance stratégique avec la Chine et la Russie. L’ironie est que ces deux pays ont tué plus de musulmans que quiconque, mais Ali Khamenei ne semble pas penser que cela soit contradictoire, tant qu’ils aident le régime iranien à affronter son plus grand ennemi, les Etats-Unis.
En cas de conflit, le Guide suprême iranien va-t-il jusqu'à penser que Poutine et Xi Jinping les soutiendraient ?
Ils y ont clairement pensé. Si vous revenez en arrière et lisez certains discours, l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad s’est beaucoup plus exprimé à ce sujet. Mais de nombreuses personnes en Iran s’inquiètent de cette dépendance à la Chine et à la Russie. Ces deux pays ont intérêt à ce que l’Iran reste faible et dépende d’eux. La population iranienne se méfie profondément de la Russie, et à juste titre. Quand aux Chinois, je ne crois pas qu’ils veuillent vraiment s’associer avec l’Iran. Les Iraniens ont fait une offre alléchante aux Chinois pour qu’ils investissent chez eux mais ils préfèrent investir en Arabie saoudite. Il y a aussi 200 000 Chinois aux Emirats arabes unis. C’est là qu’ils pensent que se trouve leur avenir, non pas en Iran, à qui ils jettent des miettes. En vérité, ils ne veulent pas trop s’engager avec ce qu’ils pensent être un régime semi-lunatique qui ne va leur causer que des soucis.
Avec le conflit à Gaza et les actions menées par ses groupes affiliés, l’Iran semble plus puissant que jamais.
Avec la guerre à Gaza, l’Iran semble plus fort qu’auparavant sur la scène internationale, même si cela n’est sans doute que temporaire. Dès qu’une image d’horreur sort de Gaza, le régime la reprend et amplifie sa diffusion, comme l’Union soviétique le faisait avec les guerres impliquant les Américains. On peut aussi comparer la version de l’islam de Khomeyni [NDLR : le fondateur de la République islamique] et de Khamenei au léninisme, avec la même vision de l’Histoire comme un mouvement inexorable vers la victoire de leur cause. Il y a aussi l’abandon du rationalisme au profit d’une forme de dogmatisme : l’individu doit se soumettre à la vision historique, et il est justifié de recourir à la violence ou de mentir pour atteindre son but. Tout l’islam ne ressemble pas au marxisme-léninisme, mais c’est le cas pour cette forme d’islam politique qui se considère comme libératrice, comme éducatrice des masses, comme une force qui n’a pas besoin de se justifier, si ce n’est en disant "je suis la voix d’Allah". Comme Lénine disait "je suis la voix de l’Histoire". Il y a quelques mois, Khamenei a déclaré : "Il est de notre responsabilité de faire en sorte que les gens aillent au paradis. Certains répondent : 'Vous savez, si les femmes veulent aller en enfer, laissez-les faire !' Non, non, c’est notre responsabilité."
Au-delà de ces visées messianiques, le but du régime c’est avant tout sa propre préservation ?
L’ayatollah Khomeyni avait déclaré que préserver la République islamique était le plus essentiel des devoirs religieux. Cela ressemble beaucoup à la pensée des bolcheviques, qui se considéraient comme le bastion de la révolution. En Iran, les partisans du régime se sont totalement engagés à préserver le système, certains pour des raisons idéologiques, d’autres pour des raisons financières, beaucoup pour des raisons existentielles. Ils pensent que si ce régime change, les gens les tueront. Personne ne leur donnera les emplois qu’ils occupent aujourd’hui. Tous ceux qui se trouvent au sommet du pouvoir sont des médiocres, dont le président Raïssi et tous les membres de son cabinet.
Des élections ont lieu le 1er mars, qu’en attendre ?
Il y a deux élections. L’une est destinée à une assemblée d’experts. Je pense que l’objectif semble clairement être d’aligner tous ceux qui voteront pour Mojtaba Khamenei, le fils du Guide suprême actuel. Et tous ceux qui pourraient être une source de distraction comme l'ancien président Hassan Rohani ont été disqualifiés. Pour le Parlement, l’objectif est différent : il doit obtenir une forte participation pour pouvoir ensuite dire que nous avons toujours le soutien de la population. Je pense que ce sera un échec dans les deux cas. Je ne pense pas que les gens participeront. Pour moi, quiconque vote à l’Assemblée des experts ne veut rien dire. Si les Gardiens de la révolution (aussi appelés pasdaran) veulent avoir Mojtaba, ils l’obtiendront. Et les pasdaran sont de facto les intermédiaires influents. Les pasdaran gèrent presque tout. Ils constituent la plus grande force économique du pays. De l’athlétisme au divertissement, en passant par le gaz et le pétrole, la construction et les services pour tous les domaines. Les sociétés des Gardiens, les sociétés détenues à moitié par eux, les sociétés appartenant aux pasdaran et détenues par les commandants. Ils contrôlent de façon presque crédible, je pense, au moins 50 % de l’économie.
Que changerait l’arrivée de Mojtaba Khamenei comme guide suprême ?
Mojtaba Khamenei ferait partie intégrante d’un système qui sera de plus en plus dominé par les militaires et les pasdaran. Il est très lié aux pasdaran, il travaille en étroite collaboration avec eux, tous ceux qui contrôlaient les Gardiens. En dehors de cela, il a peu d’épaisseur, et n’a même pas les qualifications religieuses suffisantes, dans le système clérical chiite iranien, pour prétendre à la place de Guide suprême. Mais si Ali Khamenei disparaît de l’équation, il n’est pas exclu que les Gardiens de la révolution, qui sont prêts à tout pour préserver le système, prennent des décisions qui en apparence faciliteront la vie des Iraniens. Par exemple, se montrer plus laxiste sur la question du voile. Mais, au vu de la situation économique et sociale, je doute que cela soit suffisant à long terme pour sauver le régime.