Abu Dhabi, nouvel eldorado de l’IA générative ?

Abu Dhabi, nouvel eldorado de l’IA générative ?
الثلاثاء 27 فبراير, 2024

Géopolitique. Les Emirats arabes unis ont de grandes ambitions dans l’intelligence artificielle. Et les moyens financiers pour les concrétiser.

Par Anne Cagan, L'Express

Le monde de l’IA générative a dû revoir son atlas. Alors que les poids lourds de l’intelligence artificielle se défient à coups d’annonces et de milliards, un nouveau venu a fait une entrée tonitruante sur la scène : les Emirats arabes unis. Sam Altman, le patron d’OpenAI, voit même dans cet Etat fédéral un idéal "terrain d’expérimentation" pour tester l’IA et définir une régulation mondiale adaptée. "Il est très difficile de déterminer les bonnes règles. S’il est possible de laisser les citoyens toucher et essayer ce futur dans un environnement clos, voir ce qui a du sens, quels problèmes cela pose et quels bienfaits cela amène, ce serait une expérience utile", a-t-il déclaré en visioconférence à l’occasion du Sommet mondial des gouvernements de Dubaï, mi-février.

Abu Dhabi fait partie du club sélect des pays disposant d’un grand modèle de langue (LLM) : Falcon. Sa version la plus puissante compte 180 milliards de paramètres et elle est open source - tout le monde peut l’étudier et s’en servir pour développer des produits. "Falcon s’est immédiatement classé parmi les meilleurs modèles ouverts", constate Rahul Arya, associé directeur du cabinet de conseil en IA Artefact, chargé de la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord. Depuis un an, les Emirats arabes unis multiplient les annonces dans le domaine.

En avril dernier, l’Etat a lancé un guide de l’IA générative afin de doper l’innovation et l’adoption de cette technologie. Comme l’Arabie saoudite, il s’est mis à acheter par milliers ces coûteuses puces Nvidia spécialisées dans l’intelligence artificielle que les géants de la tech s’arrachent. "C’est aussi le premier pays au monde à avoir nommé un ministre de l’IA en 2017", souligne Julien Nocetti, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et au centre Géopolitique de la datasphère (Geode). Ce mois-ci encore, le pays a lancé une fondation Falcon, dotée de 300 millions de dollars pour promouvoir le développement de l’IA générative open source.

Si l’arrivée en force d’Abu Dhabi dans l’IA a pris de court le secteur, elle est pourtant le fruit d’une stratégie mûrement réfléchie. "Tous les pays du Golfe s’emploient aujourd’hui à diversifier leur économie au-delà des hydrocarbures", explique Laura Connell, partenaire du fonds européen Atomico. Devenir influent dans l’IA générative, technologie clé du XXIe siècle, est aussi une manière de gagner une certaine indépendance vis-à-vis des Etats-Unis et de la Chine. "Un équilibre important, à l’heure où les Emirats arabes unis se rêvent en fournisseur en chef du Sud global", pointe Julien Nocetti. Le tout en assurant le développement de produits mieux adaptés.

Entraînées sur les données de nos sociétés humaines, les IA génératives en sont un miroir déformant. Même si différentes méthodes permettent d’atténuer cet écueil, leurs réponses reflètent en partie la culture et les biais des personnes dont elles ont digéré les créations. L’une des conséquences les plus notables est que les IA fonctionnent bien mieux en anglais que dans d’autres langues. Abu Dhabi a parfaitement identifié ce problème. Son Technology Innovation Institute (TII) a travaillé avec le spécialiste français LightOn pour développer Noor, un grand modèle de langage en arabe dévoilé en avril 2022. "Noor a été entraîné sur un nouveau corpus, unique en son genre, qui a nécessité un important travail de curation de données car il existe de nombreux dialectes arabes", souligne Laurent Daudet, directeur général et cofondateur de LightOn.

Les Emirats arabes unis ont néanmoins de complexes défis à relever pour devenir un acteur influent de l’intelligence artificielle. Le principal ? Un manque criant d’experts qualifiés. L’Etat n’a pas les filières académiques d’un pays comme la France ou le Royaume-Uni, ni leur quantité de diplômés. "Et pour attirer des chercheurs et des scientifiques de renom, ils doivent faire oublier cette image d’arrière-cour d’influenceurs qui leur colle à la peau", souligne le chercheur associé de l’Ifri.

Le pays du Golfe y parviendra-t-il ? Il dispose en tout cas dans son jeu d’une carte maîtresse, qui aplanit bien des problèmes. "Ses ressources financières lui permettent de faire des investissements massifs", pointe Rahul Arya, d’Artefact. A lui seul, le fonds souverain d’Abu Dhabi (Adia) gère près de 1 000 milliards de dollars d’actifs ! Et celui de Dubaï plus de 300 milliards. Une aisance qui fait toute la différence, car dans l’IA, bien plus que dans d’autres domaines technologiques, le coût de développement est élevé. L’entraînement des grands modèles de langage se chiffre en dizaines de millions de dollars. Et les experts capables de mener à bien ces projets étant rares, ils se font débaucher à coups de chèques mirobolants.

Les larges poches des Emirats arabes unis permettent même au pays de se pencher sur la couche la plus coûteuse de l’IA : le développement et la fabrication de puces. Selon le Financial Times, le patron d’OpenAI Sam Altman, qui souhaite se lancer dans cette aventure, serait ainsi en discussion avec plusieurs investisseurs influents des EAU, notamment le cheikh Tahnoun ben Zayed al-Nahyan. Dans la ruée vers l’or de l’IA, les fabricants de pelles et de pioches feront partie des grands gagnants. Les stratosphériques résultats de Nvidia, dont la valorisation dépasse désormais les 1 900 milliards de dollars, en témoignent.