Adel Bakawan, chercheur : « L’Irak est en cours de désintégration »

Adel Bakawan, chercheur : « L’Irak est en cours de désintégration »
الأحد 8 يونيو, 2025

Le pays connaît un morcellement identitaire et politique profond, estime le chercheur Adel Bakawan, dans un entretien au « Monde ». Une division alimentée par l’influence exercée par l’Iran voisin.

Adel Bakawan est spécialiste de l’Irak, directeur du European Institute for Studies on the Middle East and North Africa (Eismena), chargé d’enseignement à Sciences Po Lyon-II et chercheur associé au programme Turquie/Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Son dernier ouvrage, La Décomposition du Moyen-Orient, est sorti en mai aux éditions Tallandier, (320 pages, 21,90 euros).

Comment l’Irak a-t-il réagi à la chute, en Syrie, de Bachar Al-Assad ?

La chute d’Al-Assad et l’arrivée d’Ahmed Al-Charaa [le 8 décembre 2024] ont provoqué un séisme en Irak. Au sein du gouvernement et des élites politiques, c’était la panique générale. La communauté chiite, qui contrôle la majorité absolue du pouvoir, s’est affolée, persuadée que le changement de régime à Damas allait entraîner un changement à Bagdad, au profit de la minorité sunnite. Les frontières du pays ont été fermées, les forces armées déployées dans les rues…

A l’inverse, les sunnites d’Irak ont pensé qu’ils avaient rendez-vous avec l’histoire : le soutien de la Turquie à Ahmed Al-Charaa et la continuité territoriale entre la Syrie et les provinces sunnites irakiennes leur ont fait espérer une reconquête du pouvoir. Quant aux Kurdes [d’Irak], leur leader, Massoud Barzani, a aussitôt téléphoné pour féliciter le nouveau président syrien. Il a aussi appelé les FDS [Forces démocratiques syriennes, à dominante kurde, contrôlant le nord-est de la Syrie] à négocier avec lui. Pendant quelques semaines, l’Irak a retenu son souffle. Puis les dirigeants chiites ont compris que, malgré des similitudes, les deux pays avaient des dynamiques différentes et que le régime de Bagdad n’allait pas s’effondrer comme ça.

N’est-ce pas là le signe d’une stabilité des institutions irakiennes ? Le premier ministre, Mohammed Al-Soudani, chiite, a lui aussi pris contact avec Al-Charaa…

Pour comprendre la situation en Irak, il faut faire la distinction entre le gouvernement et l’Etat. Dès janvier, le gouvernement a en effet dépêché le chef des renseignements irakiens à Damas, où il a expliqué à Al-Charaa que l’Irak ne souhaitait pas entrer en conflit avec la nouvelle Syrie. Et les tensions se sont calmées. Puis Mohammed Al-Soudani est allé, à son tour, le rencontrer le 17 avril, à Doha : le Qatar avait organisé une médiation, pour préparer la venue d’Al-Charaa au sommet de la Ligue arabe, prévu un mois plus tard, à Bagdad. Mais ce face-à-face a failli mettre le feu aux poudres, parce que Al-Soudani n’avait prévenu personne en Irak : ni le président de la République, ni le ministre des affaires étrangères [tous deux kurdes]. Les chefs des partis et milices chiites sont tombés des nues ! Et ils ont prévenu, par communiqué, que, le leader syrien étant sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour suprême irakienne, il irait en prison à la minute où il poserait le pied à Bagdad.

Al-Soudani a tout tenté pour faire changer d’avis ses alliés du Cadre de coordination [coalition d’une quinzaine de formations chiites qui a permis la formation du gouvernement actuel à la suite des élections législatives de 2021]. Sous pression des pays arabes avec lesquels il a de bonnes relations – Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Qatar, etc. – , mais aussi de la Turquie, des Etats-Unis et des pays européens, il a agi en tant que chef du gouvernement et a invité Al-Charaa. Le Cadre de coordination a dit : « Non ! Stop ! Ce type est un terroriste d’Al-Qaida et de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique], il ne viendra pas. » Al-Charaa a compris la situation et a annulé son voyage. La plupart des dirigeants arabes se sont abstenus, et ce sommet a été complètement raté. Pour résumer : le gouvernement l’avait invité, mais l’Etat a imposé son refus.

Comment définir cet « Etat » ?

L’Irak est un Etat-milice, contrôlé et orienté par les organisations paramilitaires chiites du pays. C’est un Etat avec une mentalité milicienne, fonctionnant parallèlement au gouvernement, d’une façon comparable à ce qui s’observe en Iran. Dans la République islamique, le gouvernement du président, Massoud Pezeshkian, peut prendre des décisions et faire des propositions, mais quand celles-ci ne sont pas conformes à la volonté ou à l’idéologie de l’Etat, il obtempère. L’Etat, c’est le Guide suprême, Ali Khamenei, mais aussi les gardiens de la révolution et les institutions qu’ils contrôlent : l’armée, les infrastructures militaires, sécuritaires, etc. En Irak, cette même séparation existe, avec un Etat aux mains des barons des milices chiites. Sans eux, le président irakien ne pourrait pas être nommé. Ils s’appuient sur leur bras armé du Hachd Al-Chaabi, la Mobilisation populaire, qui s’identifie comme le gardien du système et de l’Etat – et uniquement comme tel. Les gouvernements changent, les premiers ministres se succèdent, mais l’Etat et la logique milicienne demeurent. Quant au pays, il est en cours de décomposition.

On peut répartir les pays arabes du Moyen-Orient en trois catégories. La première, qui comprend notamment l’Egypte et la Jordanie, a pour centre de gravité l’Arabie saoudite qui tente d’instaurer de façon autoritaire un « modèle chinois » : davantage de sécurité, de stabilité, de développement économique et moins de démocratie et de droits humains. La deuxième catégorie englobe des Etats en cours de décomposition, non pas sous l’effet d’une occupation étrangère, mais par un processus interne en cours : c’est le cas du Liban, de l’Irak et peut-être, sauf miracle politique, de la Syrie. La troisième catégorie regroupe les pays en situation de guerre civile : la Libye, le Soudan ou le Yémen, qui pourront un jour basculer dans le modèle autoritaire saoudien ou dans celui de désintégration libano-irakien.

Cette désintégration peut-elle mener, en Irak, à une partition territoriale ?

Il s’agit surtout d’une décomposition sociétale. Sous la dictature de Saddam Hussein [1979-2003] et malgré la répression des communautés kurde et chiite, il existait une identité nationale, une « irakicité ». Elle a disparu. Le corps social est divisé au moins en trois composantes : dans le Sud, de Bassora à Bagdad, une composante structurée autour d’un référentiel chiite. En son sein, il existe des tendances, des divergences, un pluralisme, mais on est chiite, on se voit entre chiites et les autres n’existent plus. Même phénomène pour les provinces sunnites, dans lesquelles les gens s’identifient comme sunnites et non plus comme Irakiens.

Quelles sont les conséquences concrètes de ce morcellement identitaire ?

Le dirigeant chiite Moqtada Al-Sadr se considère comme le champion du nationalisme irakien. Aux élections législatives du 10 octobre 2021, son mouvement est arrivé en tête avec 73 sièges : or, pas un seul n’a été obtenu dans les six provinces sunnites, ou dans les quatre provinces kurdes. Aucun sunnite, aucun Kurde ne vote pour lui. Autre exemple, Mohammed Al-Halboussi [président du Parlement de 2018 à 2023] se voit comme un nationaliste irakien. C’est vrai, mais c’est un nationaliste version sunnite, raison pour laquelle pas un seul de ses 46 sièges n’a été obtenu hors des provinces sunnites. Idem pour les Kurdes : Massoud Barzani se considère à la tête du premier parti du pays parce que tous les autres sont des coalitions, mais ses 33 sièges ont tous été obtenus dans le Kurdistan irakien. Les divisions identitaires engendrent déjà la division territoriale.

Le centre du pouvoir s’est démultiplié, créant une situation d’impasse. Plus rien n’est possible en Irak, même pas un putsch militaire ! Car contre qui le diriger ? L’armée : cela n’aura pas d’impact, il y a Hachd Al-Chaabi. Le gouvernement : ce n’est pas grave, il y a l’Etat-milice… Le pays fonctionne comme une machine cassée qui perdrait chaque jour un rouage. Il en résulte que l’Irak, deuxième réserve mondiale de pétrole, qui a consacré 33 milliards de dollars [28,94 milliards d’euros] pour des infrastructures électriques entre 2003 et 2023, continue de dépendre de l’électricité iranienne. Et puisque [le président américain] Donald Trump a annulé [le 8 mars, dans le cadre de sa politique de « pression maximale » contre l’Iran] la dérogation qui permettait à Bagdad d’en acheter à Téhéran, l’Irak sera incapable de fournir, dès cet été, les provinces chiites qui dépendent à près de 70 % du courant iranien. Quand la température atteindra 50 °C à Bassora, sans une climatisation qui fonctionne, il ne faudra pas s’étonner qu’explose un mouvement de contestation.

Quelle influence l’Iran exerce-t-il aujourd’hui en Irak ?

Avant l’attaque du 7 octobre 2023 et la guerre menée par Israël contre le Hamas, Téhéran avait la main sur Bagdad, Beyrouth, Damas, Sanaa. Quelques mois plus tôt, le 10 mars 2023, l’Iran avait signé avec l’Arabie saoudite un accord stratégique sans précédent, à Pékin, par lequel les deux pays se partageaient le Moyen-Orient. Depuis le 7-Octobre et le retour de Trump à la Maison Blanche, Riyad et son modèle autoritaire disposent de leviers et de ressources considérables, tandis que l’« axe de résistance » iranien – ce que j’appelle l’ordre milicien – est à genoux. Le Hezbollah est décapité, le Hamas détruit à 80 %.

Le régime de Bachar Al-Assad, cœur battant de cet ordre milicien, a été remplacé par un régime sunnite pro-Arabie saoudite et proTurquie, les deux puissances rivales historiques de l’Iran. Les houthistes du Yémen, bombardés par les Etats-Unis, sont très affaiblis. Il ne reste à l’Iran que l’Irak, avec lequel il partage 1 500 kilomètres de frontière et où il dispose encore de 80 organisations miliciennes, soit 235 000 combattants auxquels l’Etat irakien consacre environ 3 000 milliards de dollars par an. Et 90 % d’entre elles considèrent Ali Khamenei, comme leur commandant en chef.

Ce sont les seules milices pro-iraniennes qu’Israël n’a pas frappées depuis le 7-Octobre. Le ministre des affaires étrangères irakien, Fouad Hussein, ne cesse de répéter que le pays est en danger et qu’il « supplie la Maison Blanche » d’intervenir pour éviter des frappes israéliennes. Pour l’instant, il est dans l’intérêt de Washington d’éviter un tel scénario, qui mettrait en danger les 2 500 soldats américains encore stationnés en Irak. Mais la menace est réelle. Les cadres dirigeants des milices ont d’ailleurs quitté le pays pour l’Iran.

Pour l’heure, l’Irak reste le territoire d’influence par excellence de la République islamique. Mais va-t-elle s’y maintenir ? La base sociale chiite irakienne se radicalise de plus en plus contre la domination iranienne. Le mouvement de contestation de 2019 avait déjà pour slogan : « L’Iran dehors, l’Irak restera libre ! » Reprendra-t-il, cet été ? L’hypothèse est crédible. A l’inverse, des frappes israéliennes en Iran pourraient ressouder la communauté chiite derrière la République islamique. Un autre scénario, lié à la baisse du prix du baril, verrait le gouvernement incapable de payer les 6 millions de fonctionnaires irakiens, alors que ces salaires sont ce qui lui permet encore d’acheter une certaine paix civile.