Affaires et paix : la doctrine Trump à l’épreuve des réalités au Moyen-Orient

Affaires et paix : la doctrine Trump à l’épreuve des réalités au Moyen-Orient
الجمعة 16 مايو, 2025

Accord sur le nucléaire iranien, sur un cessez-le-feu à Gaza ou levée des sanctions contre la Syrie… La stratégie américaine semble s’accorder avec le modèle des monarques du Golfe : stabilité, sécurité par le développement et promesse de milliards de dollars d’investissements aux Etats-Unis. Israël, isolé, se retrouve pris au dépourvu.

Par Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante) et Piotr Smolar (Washington, correspondant). Le Monde.

Roi de l’hyperbole quand il s’agit de ses propres mérites, Donald Trump a également pratiqué cet exercice pour ses hôtes, lors de sa tournée dans le Golfe. Son goût pour le marbre et les dorures a été comblé dans les palais saoudiens, qataris et émiratis. Les tours immenses, les projets architecturaux somptueux : tout cela, pour le magnat, définit le succès d’un pays, sa modernité, sa richesse. « Devant nos yeux, une nouvelle génération de leaders transcende les anciens conflits et les divisions éculées du passé, et forge un futur où le Moyen-Orient est défini par le commerce et non le chaos, où il exporte la technologie, pas le terrorisme, et où les peuples des différentes nations, religions et croyances construisent des cités ensemble, au lieu de se bombarder jusqu’à l’anéantissement. »

Ce passage du discours prononcé par le président américain à Riyad, le 13 mai, avait été poli. Il fut suivi de remarques sur le sens que voulait donner la Maison Blanche à cette tournée, au-delà de la pluie de commandes et de partenariats. « Les merveilles rutilantes de Riyad et d’Abou Dhabi n’ont pas été créées par les soi-disant bâtisseurs de nations, les néoconservateurs ou les organisations libérales non lucratives, comme ceux qui ont dépensé des milliers de milliards de dollars en échouant à développer Kaboul, Bagdad et tant d’autres villes, a dit le président. Au lieu de cela, la naissance d’un Moyen-Orient moderne a été permise par les peuples de la région eux-mêmes. »

Brusque coup de volant Donald Trump a poursuivi l’acte d’accusation contre cette majorité bipartisane des élites politiques américaines, tenues pour responsables des aventures désastreuses en Afghanistan et en Irak, ces « interventionnistes qui intervenaient dans des sociétés complexes qu’ils ne comprenaient même pas eux-mêmes ». Dans l’ensemble, les accents de ce discours ne sont pas foncièrement nouveaux. En mai 2017, également à Riyad lors d’un sommet, le républicain disait déjà : « Nous ne sommes pas ici pour faire la leçon. Nous ne sommes pas ici pour dire aux autres peuples comment vivre, quoi faire, qui être ou comment pratiquer le culte. » La différence est qu’à l’époque, l’anti terrorisme demeurait la matrice première de l’administration.

Ancien ambassadeur américain en Syrie sous la présidence Obama (2011-2014), Robert Ford décèle dans ces remarques l’esquisse d’une « nouvelle doctrine Trump pour le Moyen-Orient ». Selon lui, elle se fonde sur « un rejet de l’approche néoconservatrice. C’est une doctrine bien plus réfrénée, focalisée sur la promotion du business. Trump n’a même pas parlé de soft power, mais d’investissements en Amérique, des jeunes entrepreneurs du Moyen-Orient. Cela suggère qu’à long terme, il ne veut pas d’une présence militaire américaine importante au Moyen-Orient. Aux Irakiens et aux Syriens de prendre le relais. »

Donald Trump n’organise pas un retrait militaire américain complet du Moyen-Orient. Il cherche à saisir les ouvertures lorsqu’elles dessinent des bénéfices possibles, pour lui-même et son pays. Il n’est embarrassé ni par l’histoire et ses traumatismes ni par les alliances traditionnelles des Etats-Unis. « J’ai aimé le fait qu’il ne soit pas paternaliste, explique, au Monde, Michael McCaul, élu du Texas à la Chambre des représentants et l’un des républicains de référence en politique étrangère. Nous sommes des partenaires économiques et sécuritaires. Si nous ne vendions pas de tels équipements militaires à l’Arabie saoudite, la tirant ainsi vers nous, elle les obtiendrait de la Chine. »

Intervenant lors d’une conférence, jeudi 15 mai, à Washington, organisée par le média Politico, Jake Sullivan, ancien conseiller pour la sécurité nationale de Joe Biden, a relevé que le Moyen-Orient traversait « un vrai moment de plasticité ». Selon lui, la méthode Trump, faite d’initiatives rapides, « a des avantages, mais elle ne peut fonctionner qu’à condition d’être suivie par une attention soutenue au problème, sans chercher seulement une grande annonce, suivie par un désintérêt ».

Le choix d’une levée des sanctions contre la Syrie, annoncée par Donald Trump, et la rencontre avec son leader, Ahmed Al-Charaa, ont constitué une surprise au cours de cette tournée. Elle a montré la capacité du président américain, sur une intuition ou un échange personnel avec un autre dirigeant, à donner un coup de volant brusque. Fin avril, un haut diplomate parlait encore d’une levée progressive des sanctions comme d’une perspective éloignée et conditionnée.

« Tout est flexible »
Vieux compagnon de route du président américain, Sebastian Gorka, chargé de la lutte antiterroriste au sein du Conseil de sécurité nationale, avait lui-même des réserves. Connu pour son hostilité à l’islam au nom de la défense de la civilisation judéo-chrétienne, il ne fait guère confiance au nouveau maître du pays, qui a fondé le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. « Si quelqu’un vous dit qu’il connaît l’avenir de la Syrie, il ment. Tout est flexible, tout est fluide », disait-il dans un entretien au site Breitbart. Donald Trump a pourtant choisi d’embrasser l’avenir, acquis aux arguments du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, et du président turc, Recep Tayyip Erdogan.

Ses interlocuteurs dans la région savent adopter son langage : celui des flatteries, des cadeaux, des investissements massifs. Empêtré dans sa guerre commerciale mondiale, notamment avec la Chine, Donald Trump avait besoin de victoires. Les pétromonarchies du Golfe les lui ont offertes avec la promesse mirobolante de près de 3 500 milliards de dollars (3 130 milliards d’euros) de contrats pour les entreprises américaines, notamment dans les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et la défense.

Une partie, difficile à établir, représente un emballage neuf sur des accords anciens. Mais la dynamique d’ensemble indique que ces puissances, obnubilées par la sortie de leur dépendance à l’or noir et inquiètes de la menace iranienne, ont un intérêt stratégique au renforcement de leur coopération économique avec Washington et de leurs liens sécuritaires et militaires, sous parapluie américain.

Les cadeaux personnels consentis – les projets de Trump Tower à Djedda (Arabie saoudite) et à Dubaï, de club de golf international Trump au Qatar ou encore les investissements émiratis dans la cryptomonnaie de la famille Trump – ne sont pas de nature à les embarrasser. « Donald Trump a toujours mis ses affaires personnelles en tête de sa feuille de route présidentielle, ce qui n’est pas pour déranger l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis ou le Qatar qui font la même chose », commente Hussein Ibish, expert à l’Arab Gulf States Institute, à Washington.

Donald Trump offre en retour aux monarques du Golfe la place qu’ils revendiquent, celle d’égaux, et non plus celle de vassaux de l’Amérique. Ils sont promus au rang d’alliés majeurs et d’acteurs diplomatiques significatifs. Il attend d’eux qu’ils maîtrisent leur propre destin et usent de leur influence pour stabiliser le Moyen-Orient. Donald Trump a ainsi su entendre le refus de Mohammed Ben Salman de normaliser les relations du royaume avec Israël – pourtant son plus grand dessein au Moyen-Orient depuis son premier mandat – en l’absence de cessez-le-feu à Gaza et de concessions aux Palestiniens. « Les Américains exercent toujours des pressions en ce sens, mais ils ont compris qu’il fallait être patient », indique le commentateur politique saoudien Ali Shihabi.

La stratégie que dessine Donald Trump au Moyen-Orient – des négociations sur le nucléaire iranien à la promotion d’un cessez-le-feu dans l’enclave palestinienne, ainsi qu’avec les houthistes yéménites – semble très en phase avec le modèle promu par les monarques du Golfe : stabilité, sécurité régionale par le développement économique et les échanges. Paradoxalement, l’allié indispensable, Israël, se retrouve pris au dépourvu, isolé dans sa fuite en avant belliciste et son projet de nettoyage ethnique dans la bande de Gaza.

Donald Trump lui a laissé carte blanche pour l’instant, acceptant la privation totale d’aide humanitaire pour les civils. Mais il a réaffirmé, jeudi, sur la base aérienne américaine d’Al-Udeid au Qatar, sa priorité en tant que président : « Mettre fin aux conflits. » Les divergences de vues s’accumulent avec le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou. « Il n’est pas encore question de crise majeure entre eux. Mais Trump est désormais plus proche de Mohammed Ben Salman dans sa feuille de route », estime Hussein Ibish. M. Trump n’a pas prévu d’étape en Israël durant cette tournée. Il a même donné le feu vert à une négociation directe avec le Hamas, pour obtenir la libération de l’otage américain Edan Alexander.

Le président américain rejoint ses partenaires du Golfe par sa volonté de donner une chance au dialogue avec l’Iran sur le nucléaire. Ces derniers font valoir que l’Iran n’est plus une menace majeure, notamment après la chute du dictateur syrien Al-Assad. A leurs yeux, l’option militaire contre Téhéran pose un risque de déstabilisation régionale et de représailles directes sur leurs territoires.

« Presque comique »
A Doha, mercredi, le président américain a salué la force de conviction de l’émir du Qatar, le cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, qui l’a dissuadé d’une intervention militaire, et estimé que l’Iran lui devait un « grand merci ». Après avoir tendu, la veille, depuis Riyad, un « rameau d’olivier » à Téhéran, Donald Trump a estimé, vendredi, que l’Iran avait « en quelque sorte accepté les termes » d’un accord, dont les deux pays se rapprocheraient.

Pour parvenir à leurs fins, les dirigeants du Moyen-Orient ont appris à composer avec la personnalité versatile de Donald Trump et à le séduire par des « deals » clé en main. L’Egypte et ses parrains du Golfe ont ainsi essayé de l’associer à un projet de reconstruction et de gouvernance de la bande de Gaza pour contrecarrer sa dernière lubie : transformer l’enclave palestinienne, vidée de ses habitants, en « Riviera ». Une idée « presque comique, et je ne pense pas que les pays arabes l’apprécient », dit en soupirant le républicain Michael McCaul.

Même les Iraniens, pourtant si défiants à l’égard de ce président qui avait retiré son pays de façon unilatérale de l’accord sur le nucléaire ont fait preuve d’habileté. Ils ont suggéré un consortium commun avec les Saoudiens et les Emiratis pour l’enrichissement de l’uranium.