Une délégation du ministère de la Défense russe s’est rendue sur le continent pour assurer le transfert des activités du groupe paramilitaire au sein de ses services spéciaux et de milices privées.
Par Emma Collet - L'Express
Avant de monter dans son jet privé en début de soirée, le 23 août, Evgueni Prigojine aurait dû se demander pourquoi, au même moment, une délégation du ministère de la Défense russe atterrissait en Libye, à des milliers de kilomètres de là. Mené par le vice-ministre Iounous-Bek Evkourov, l’aréopage galonné y a rencontré le chef de guerre de l’Est libyen, Khalifa Haftar. La raison de cette visite, révélée par le Wall Street Journal ? Informer ce dernier, sous contrat avec le groupe Wagner depuis 2018, que des officiers du renseignement militaire russe seraient désormais stationnés sur place et qu’une nouvelle milice privée remplacerait bientôt Wagner… Le crash de l’avion de Prigojine et de toute son équipe n’avait définitivement rien d’un hasard. Leurs jours étaient comptés depuis longtemps.
Après l’annonce de la mort d’une bonne partie de l’état-major de Wagner, les visites d’officiels russes ont continué de s’enchaîner. En Syrie, au Burkina Faso, en République centrafricaine ou au Mali, la délégation a rencontré les clients du groupe Wagner, remarque le collectif d’investigation All Eyes On Wagner. Le sujet des discussions : assurer la transition, car l’Etat russe a tout intérêt à poursuivre les activités de Wagner sur ce continent. Présente dans une dizaine de pays, l’organisation y a considérablement étendu l’influence géopolitique de Moscou. Mais comment procéder ? Faut-il dissoudre l’organisation et la remplacer ? L’absorber ? Deux options sont sur la table.
Déployer de nouvelles milices
Deux sociétés militaires privées, parmi la vingtaine qui existent officieusement en Russie, se sont déjà positionnées pour reprendre les activités de Wagner. La première, Convoy, a commencé à se faire connaître sur les réseaux sociaux à partir de novembre 2022. Elle est soutenue par Sergueï Aksionov, "chef de la République" de la Crimée annexée, où la milice a installé ses bases d’entraînement. Sa direction est assurée par l’ancien bras droit de Prigojine, Konstantin Pikalov, surnommé "Mazaï", qui a notamment mené des opérations d’influence à Madagascar. La cellule d’investigation Dossier Center, financée par l’ancien oligarque russe en exil Mikhaïl Khodorkovski, a révélé qu’un mois et demi après la mutinerie de Prigojine, en juin dernier, Convoy avait reçu plus de 400 millions de roubles de "dons caritatifs" (près de 4 millions d’euros), dont plus de la moitié provient d’oligarques proches du pouvoir, tel Arkadi Rotenberg, qui possède des filiales de Gazprom ou de la banque d’Etat VTB. Au début de l’été, Convoy comptait 400 soldats.
Une autre milice, Redut, serait aussi en lice. Liée à l’oligarque Guennadi Timtchenko et au groupe russe Gazprom, cette organisation militaire a été créée en 2008 par la fusion de plusieurs petits groupes de vétérans du service de renseignement extérieur, de l’armée de l’air et d’unités du ministère de la Défense. Redut est déployée en Ukraine depuis l’invasion russe en 2022 et compterait 7 000 soldats, après l’intégration de plus petites unités, comme Potok et Fakel.
Il est encore impossible de savoir où sont précisément établies ces milices sur le continent africain. "A court terme, [faute de moyens et d’expérience,] elles ne pourront pas remplacer Wagner", précise néanmoins le journaliste et chercheur indépendant John Lechner, dans un article pour le média en ligne openDemocracy.
Laisser le renseignement militaire russe prendre le relais
Mais ces deux SMP que l’on pourrait considérer comme des "bébés Wagner" seront certainement beaucoup moins autonomes que leur aînée. Elles sont en effet toutes deux liées au GRU, l’agence russe de renseignement militaire, sous l’autorité du ministère de la Défense, dont une unité s’est révélée être à l’origine d’opérations clandestines à l’étranger, comme l’empoisonnement de l’ancien officier Sergueï Skripal au Royaume-Uni, en 2018.
Car Wagner n’était que l’un des instruments de la Russie pour mettre la main sur l’Afrique. Selon le Wall Street Journal, le GRU aurait commencé, avant même la mort de Prigojine, à essayer de prendre le contrôle des unités du groupe Wagner en Afrique. Son chef, le général Andreï Averianov, était d’ailleurs présent à Sotchi, en juillet, lors du sommet Russie-Afrique, et a assisté à des réunions avec les délégations malienne, burkinabée et érythréenne, selon All Eyes On Wagner. "L’influence et la désinformation [en Afrique] s’inscriraient parfaitement dans les missions du GRU", note l’Américaine Kimberley Marten, spécialiste de Wagner, dans un article pour le site Russia Matters. Plusieurs vétérans de Wagner auraient d’ailleurs signé des contrats avec le ministère de la Défense.
Reste une grande inconnue : que vont devenir les activités économiques de Wagner en Afrique, qui consistaient à assurer la prédation de ressources (notamment minières), grâce à un réseau complexe de sociétés reliées à Prigojine ? Depuis 2018, l’empire Wagner aurait collecté plus de 250 millions de dollars (230 millions d’euros). Pour Kimberley Marten, "il est probable qu’une nouvelle version semi-étatique du groupe Wagner continuera à opérer [sur le continent africain]". Qui sera toujours plus dure à traquer pour la communauté internationale.