Ahmed Al-Charaa, un président syrien affaibli par les violences communautaires, en visite à l’Elysée pour rétablir les relations avec la France

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Ahmed Al-Charaa, un président syrien affaibli par les violences communautaires, en visite à l’Elysée pour rétablir les relations avec la France
الأربعاء 7 مايو, 2025

L’ancien djihadiste, qui tente de faire oublier son passé, doit rencontrer Emmanuel Macron, mercredi 7 mai, pour renouer le lien entre Paris et Damas, rompu en 2012 à la suite de la répression sanglante du « printemps syrien » par Bachar Al-Assad.

Par Eliott Brachet (Le Caire, correspondance), Nissim Gasteli (Damas, envoyé spécial) et Benjamin Barthe. LE MONDE.

Mardi 6 mai, à la veille de sa venue à Paris, sa première visite dans une capitale occidentale, Ahmed Al-Charaa s’est montré plutôt détendu. Dans une vidéo qui est devenue virale sur les réseaux sociaux, le président syrien par intérim est apparu sur un terrain de basket, à Damas, vêtu d’une chemise blanche, d’une cravate rouge et d’un pantalon de costume, en train de dribbler et d’enchaîner les paniers avec une habileté déconcertante, en compagnie de son ministre des affaires étrangères, Assaad Hassan Al-Chibani.

L’image pourrait paraître anecdotique si elle n’avait été impensable il y a encore quelques mois. Très peu auraient parié que cet ancien djihadiste, fils d’une famille nassériste parti combattre l’invasion américaine en Irak avant de rejoindre les rangs de l’organisation Etat islamique (EI), de prendre les rênes de la branche syrienne d’Al-Qaida, puis de former son propre groupe rebelle et islamiste – Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) –, se retrouverait propulsé à la tête de l’Etat syrien depuis la province d’Idlib, assiégée par le régime de Bachar Al-Assad, jusqu’au palais présidentiel trônant sur les hauteurs de Damas.

Cette vidéo d’un président rieur et décontracté s’inscrit dans une stratégie de communication politique léchée, embrassée par le nouvel homme fort du pays depuis sa prise de pouvoir, en décembre 2024. Abandonnant son nom de guerre, Abou Mohammed AlJoulani a amorcé sa mue. En cinq mois, il s’est efforcé de faire oublier son passé de chef djihadiste pour tenter d’endosser le costume d’un chef d’Etat respectable de stature internationale. Dix-sept ans après la dernière visite d’un président syrien à l’Elysée – Bachar Al-Assad avait été invité en 2008 par Nicolas Sarkozy pour assister au défilé du 14-Juillet –, la poignée de main attendue entre Emmanuel Macron et Ahmed Al-Charaa, mercredi, doit acter le rétablissement des relations franco-syriennes, rompues en 2012 à la suite de la répression sanglante du « printemps syrien » par le « boucher de Damas ».

Si la première visite d’Ahmed AlCharaa sur le sol européen semble marquer l’aboutissement de son processus de dédiabolisation, la normalisation de l’ancien leader de HTC – considéré comme une organisation terroriste par de nombreux pays –, reconverti en politique habile, a ses limites. Il a dû bénéficier d’une dérogation spéciale pour aller à Paris, alors qu’il reste sous le joug d’une interdiction de voyager émise par l’ONU.

« L’état de grâce est terminé »
L’image d’Ahmed Al-Charaa, qui prétend incarner un nouveau pouvoir tolérant envers les minorités, a par ailleurs été ternie, ces deux derniers mois, par l’irruption d’un cycle de violences communautaires meurtrières qui a secoué le pays. Le 6 mars, après l’insurrection de miliciens partisans de l’ancien régime dans les provinces côtières de Tartous et Lattaquié, les forces de sécurité syriennes, épaulées par des groupes armés radicaux sunnites, ont déferlé sur la région, conduisant à des massacres de civils de la minorité alaouite, dont est issu Bachar Al-Assad. En quatre jours, plus de 1 334 personnes ont été tuées, selon l’ONG Syrian Network for Human Rights.

Fin avril, les tensions communautaires ont de nouveau dégénéré, cette fois à l’encontre de la communauté druze, dans la banlieue de Damas et les environs de Souweïda. Les violents combats, qui ont suivi la diffusion d’un message audio blasphématoire envers le prophète Mahomet, attribué à un dignitaire druze, ont fait plus de 100 morts, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.

« L’état de grâce, qui a suivi la conquête de Damas, ces dix jours durant lesquels Al-Charaa a fait preuve d’une intelligence politique impressionnante, est terminé, analyse Jihad Yazigi, rédacteur en chef de Syria Report, une lettre d’information économique sur la Syrie. Chez les sunnites, il reste très apprécié, mais les récents incidents ont considérablement détérioré son image auprès des minorités. On n’est plus dans la jubilation et l’exubérance des premières semaines. »

Alors que les condamnations internationales pleuvaient à la suite des massacres commis dans le bastion alaouite, le président Al-Charaa a affirmé, le 9 mars, son intention de poursuivre les auteurs des tueries en annonçant la création d’une « commission d’enquête indépendante ». Ses travaux n’ont, pour l’heure, mené à aucun résultat ni arrestation.

Certains auteurs de ces crimes, dont des hommes du nouveau régime identifiés sur des vidéos par Le Monde, restent actifs sur les réseaux sociaux, signe de l’impunité qui règne dans le pays. « En l’absence d’actions concrètes pour établir un véritable processus de justice transitionnelle, nous voyons une stigmatisation de certaines communautés, notamment alaouite, qui entraîne de nouvelles violences, de nouveaux bourreaux, de nouvelles victimes », observe Mutasem Syoufi, directeur de l’organisation The Day After, pour la transition démocratique.

« Arriérés politiques »
« On voit aujourd’hui réapparaître les arriérés politiques de quatorze ans de conflit, analyse Patrick Haenni, chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence, en Italie. Les vieux démons d’une longue guerre civile ressurgissent et posent un défi sécuritaire de taille aux nouvelles autorités. Dans le sillage de la victoire contre le régime Al-Assad, on a assisté à l’émergence d’une forme de suprémacisme sunnite qui prend parfois des formes violentes, motivé par un sentiment de revanche. Ces débordements sont un défi pour le nouveau pouvoir, qui fait tout pour se présenter comme le garant de la stabilité et de la cohésion sociale. »

A l’instar de son gouvernement, incluant une poignée de figures de la société civile, de technocrates et de représentants des minorités, mais où les fonctions régaliennes restent accaparées par un noyau dur de fidèles constitué à Idlib, Ahmed Al-Charaa marche sur une ligne de crête qui se veut pragmatique, prenant le risque d’être critiqué à la fois par les franges les plus radicales et les plus progressistes.

Par ailleurs, certains s’inquiètent de la verticalité de son pouvoir, alors qu’il s’est octroyé la présidence pour quatre ans. S’il a tendu la main à la société civile en organisant un dialogue national, en février, sa prise de parole venue clôturer ce forum ne comportait pas le mot « démocratie ».

Outre les tensions communautaires et les questions de justice transitionnelle, une multitude de dossiers brûlants ne manqueront pas d’être abordés lors de sa rencontre avec M. Macron : la gestion de l’accord-cadre historique signé avec les autorités kurdes du nordest du pays, la résurgence de cellules de l’EI, la situation géopolitique explosive, notamment face aux ingérences israéliennes qui se multiplient, et surtout l’immense défi de la reconstruction de la Syrie et la levée complète des sanctions internationales.

Des embûches qui jalonnent le chemin incertain de la transition syrienne, la déliquescence de l’économie est la plus préoccupante. Avec des millions de personnes déplacées par la guerre, une dette abyssale, des services publics à genoux et alors que près de 90 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté, le nouveau pouvoir croule sous l’héritage du régime déchu.

Les promesses de soutien financier venues d’Arabie saoudite et du Qatar, ainsi qu’une suspension partielle des sanctions européennes, en février, ne suffiront pas. Ahmed Al-Charaa espère trouver en France un appui, notamment pour intercéder en sa faveur auprès des Etats-Unis. Pour obtenir de telles concessions, il devra se montrer encore plus adroit que sur un terrain de basket.