LE MONDE
Sous le choc de la débâcle de ses filiales régionales, la théocratie iranienne est à un moment charnière, pouvant être tentée d’aller plus vite encore vers l’arme nucléaire ou, à l’inverse, de chercher à négocier, analyse, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
L’empire perse se disperse. La République islamique d’Iran perd ses alliés arabes. Elle traverse une phase de repli régional, et son affaiblissement bouleverse le profil politico-stratégique du Moyen-Orient. Hypothèse optimiste : le dos au mur, Téhéran pourrait chercher à ouvrir une négociation avec Donald Trump – qui n’y serait pas hostile.
Les uns après les autres, ceux que Gilles Kepel appelle joliment « les mandataires » de l’Iran en terre arabe, sont affaiblis ou neutralisés. Le dernier en date, et non le moindre, est la Syrie – plus exactement le régime de Bachar Al-Assad. D’une tutelle irano-russe, la Syrie passe sous prépondérance turco-qatarie. Sous les coups que leur a portés Israël en territoire syrien ces derniers mois, les gardiens de la révolution iranienne, qui défendaient le régime de Damas, ont plié bagage ; accaparés par leur guerre d’agression en Ukraine, les Russes, vieux protecteurs de la famille Al-Assad, ont fait de même.
Le nouveau pouvoir appartient à une nébuleuse fondamentaliste sunnite, bénéficiant à ce titre de la sympathie de la Turquie et du Qatar. Bouleversement majeur. Car Damas jouait un rôle-clé dans le système de défense patiemment mis en place, depuis le début des années 1980, par la République islamique d’Iran, cheffe de file du monde musulman chiite, la branche minoritaire de l’islam.
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Agressé par l’Irak de Saddam Hussein en 1980, le régime iranien décidait de déployer une ligne de protection à l’extérieur de son territoire. Ce fut d’abord un accord de partenariat avec la famille Al-Assad, membre de la minorité alaouite, une dissidence du chiisme, en Syrie. Ce fut ensuite l’appui apporté à un archipel de partis-milices représentant les communautés chiites alentour − au Liban, avec le Hezbollah, mais aussi en Irak, au Yémen et avec le Hamas chez les Palestiniens, même si cette dernière formation appartient corps et âme à l’islam sunnite.
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Cet ensemble d’affiliés – Kepel les décrit en détail dans son dernier livre, Le Bouleversement du monde (Plon, 176 pages, 15 euros, numérique 11 euros) – s’est autoproclamé « axe de la résistance ». Il s’est regroupé sous la double bannière de la cause palestinienne et de la lutte contre l’impérialisme américain. La vérité est que l’« axe » était d’abord au service de l’Iran, dont l’ambition était de disposer d’un droit de vie et de mort sur la politique à Beyrouth, à Damas et à Bagdad. L’Irak permettait la continuité territoriale avec la Syrie puis, de là, avec le Liban : Téhéran avait ainsi son « autoroute chiite », qui assurait au « nouvel empire perse » un débouché en mer Méditerranée.
C’est fini. Damas est tombée. L’« autoroute chiite » est coupée. Elle servait à approvisionner le Hezbollah en armes. Neutralisé par la guerre que lui a menée Israël, le Parti de Dieu libanais panse ses plaies. Il a été décapité. Il en va de même du Hamas palestinien. La ligne de défense extérieure de la République islamique est enfoncée. Instrument de l’expansionnisme iranien en terre arabe, l’« axe de la résistance » est menacé dans son existence même.
L’Iran s’en trouve d’autant plus affaibli que ce grand pays de près de 90 millions d’habitants connaît une série d’échecs retentissants à l’intérieur : inflation folle, répression impitoyable, fuite des cerveaux, économie atone. Avec, en toile de fond, une question politique : qui succédera bientôt à Ali Khamenei, le Guide et vrai patron du régime, aujourd’hui âgé de 85 ans et souffrant d’un cancer ?
En 2018, le président Donald Trump a saboté l’accord inter national signé trois ans plus tôt à Vienne et plaçant sous contrôle le programme nucléaire iranien. S’estimant (à tort juridiquement) libérée de toute contrainte, la République islamique a consi dérablement augmenté son stock d’uranium enrichi à des teneurs permettant une utilisation de type militaire. Vendredi 6 décembre, Rafael Grossi, le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, tirait la sonnette d’alarme.
Sous le choc de la débâcle de ses filiales régionales, la théocratie iranienne peut être tentée par la fuite en avant – aller plus vite encore vers l’arme nucléaire. Ou, à l’inverse, ayant mesuré sa faiblesse militaire dans ses affrontements directs et indirects avec Israël, elle peut chercher à négocier. Elle sait que Benyamin Nétanyahou, le premier ministre israélien, rêve d’attaquer les installations nucléaires du pays. Elle sait aussi que l’Etat hébreu a neutralisé une partie de la défense anti aérienne de l’Iran. Alors Téhéran semble avoir choisi l’apaisement – pour le moment.
Trump s’apprête à gouverner avec une équipe farouchement anti-iranienne. Mais, tout fier-àbras qu’il est, le nouveau président cherchera à éviter un engagement militaire des Etats-Unis dans la région. Le golfeur de Mara-Lago n’est pas un interventionniste. Ayant imposé en 2018 un embargo économique de plomb à l’Iran, il a pu constater l’échec de sa stratégie de « pression maximale » : le régime de Téhéran a tenu le choc.
Aujourd’hui, Trump sonde la possibilité de revenir à la table des négociations avec l’Iran. A la mi-novembre, selon le New York Times, il a dépêché Elon Musk, son nouveau messager, auprès de l’ambassadeur d’Iran à l’ONU à New York, Amir Saeid Iravani. Une partie de la direction iranienne est intéressée. Récemment élu, le président, Massoud Pezeshkian, multiplie les demandes d’ouverture à l’Ouest. Il veut la levée des sanctions. Il souhaite reprendre un dialogue avec Washington. Il est conseillé par Mohammad Javad Zarif, l’un des négociateurs de l’accord de 2015. L’Iran serait prêt à discuter d’un plafonnement de son stock d’uranium enrichi. Mais, à Téhéran, dans l’usine à gaz des institutions iraniennes, M. Pezeshkian n’a pas le dernier mot.