Allocution du Pr Roland Tomb, à l’occasion de la remise des diplômes de Docteur en médecine à la promotion 2021

  • طوني حبيب -
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Allocution du Pr Roland Tomb, à l’occasion de la remise des diplômes de Docteur en médecine à la promotion 2021
الجمعة 2 يوليو, 2021

Monsieur le recteur, mes chers collègues, mes chers amis,

chères étudiantes, chers étudiants,

C’est un grand jour pour vous et c’est aussi un jour d’émotion pour moi. Cela fait aujourd’hui 10 ans jour pour jour que je préside aux destinées de la Faculté de médecine, sous l’autorité du Recteur de l’université. J’aurais beaucoup de souvenirs, de regrets, de joies, de défis, de projets à partager avec vous mais ce n’est pas le moment. Aujourd’hui nous sommes là pour vous et c’est de vous que j’aimerais parler, de votre carrière, de vos ambitions, de votre avenir. Je serai franc comme toujours, mais je m’adresserai à vous à contre-courant.

Chères étudiantes, chers étudiants, de la promotion 2021, vous avez souhaité cette cérémonie et vous l’avez eue. Mais nous aurions tous préféré que vos parents soient là physiquement pour partager votre joie, malheureusement, le Covid n’est pas encore un souvenir !

Hier même, j’ai reçu plusieurs d’entre vous. Deux étudiants m’ont spécialement interpellé : la jeune fille que j’ai vue à midi et le jeune homme que j’ai vu le soir ; en parlant du Liban, ils m’ont dit : « ce pays » avec une moue condescendante.  Je leur ai demandé : « si vous parliez de vos parents, auriez-vous dit  :  ces parents ? » Tous deux ont observé un moment de silence et  j’ai continué :  « ce pays, c’est mon pays, c’est votre pays. Jamais vous ne diriez  de votre mère, cette mère ou de votre père, ce père ».  Comme chaque citoyen, je mesure l’étendue de la catastrophe économique, financière, sociale, politique, sanitaire que nous vivons. En tant que médecins, nous avons été aux premières loges pour accueillir les blessés de la révolution, victimes de violences policières, pour accueillir les rescapés de l’explosion apocalyptique du port,  pour prendre en charge les malades du Covid. Devant tant d’efforts, il y a parfois, de quoi désespérer. Beaucoup d’entre nous se disent chrétiens, mais qu’est-ce que c’est être chrétien sans l’espérance ? « Nous sommes les fils de l’espérance », c’est du moins ce que nous répétons dans notre belle liturgie. L’espérance, ce n’est pas une attitude béate qui consiste à attendre que la tempête passe, l’espérance c’est le moteur de la résistance et Dieu sait combien nous avons besoin de résister. Résister avant tout contre nous-mêmes, contre la lassitude, la reddition, la contagion des départs et des abandons.

Beaucoup d’entre nous ont considéré le Liban comme un casino, un casino où on pouvait gagner à tous les coups, un casino où on pouvait s’enrichir, même  sans jouer, même en dormant. Le casino, ce casino a fini par faire faillite, par imploser ; c’est alors que beaucoup se sont mis à la recherche d’un autre casino, sous d’autres cieux.

Et si on changeait de perspective ? et si on regardait notre pays comme on regarde un parent proche, un parent malade, un parent éprouvé, un parent gangréné par la maladie, est-ce qu’on l’abandonnerait ? Est-ce qu’on abandonne si facilement ce qu’on aime et ceux qu’on aime ?

Kennedy disait : « ne te demande pas ce que ton pays a fait pour toi, demande- toi ce que tu as fait pour ton pays ». Qu’avons-nous fait pour notre pays ? Nous l’avons exploité comme un casino. Nous avons élu  et réélu les mêmes mafieux corrompus. Nous avons abdiqué notre souveraineté, notre décision nationale, notre sens de la justice et de la solidarité,  nous nous sommes couchés devant les tyrans, ceux-là mêmes qui ont défiguré notre pays, qui ont braqué notre argent et désespéré notre jeunesse. Après tant de lâchetés, nous tentons la lâcheté suprême : fuir. Fuir « ce pays »  ‏هالبلد comme disent certains, fuir cette situation, fuir ces dirigeants.  Mais le Liban n’appartient pas à ses dirigeants.  Le Liban n’appartient ni au président de la république ni au président de la chambre ni au chef du gouvernement, ni aux ministres, ni aux députés, ni aux chefs de partis, encore moins à telle ou telle puissance régionale qui tient à nous mettre sous sa tutelle. Le Liban est à nous, le Liban est à vous.  Allons-nous leur abandonner ce qu’ils ne nous ont pas encore pris : notre terre, nos villages, nos maisons, nos souvenirs, nos universités, nos hôpitaux ?

Notre lâcheté, nous la qualifions parfois de résilience mais  la résilience est une arme à double tranchant: elle nous autorise à subsister, mais elle nous fait supporter parfois l’insupportable.  Arrêtons de nous coucher. Arrêtons d’avaler notre dignité, reprenons en main notre destin.

Chères étudiantes, chers étudiants, dans quelques instants vous allez devenir nos chers confrères. Ne vous laissez plus abattre par le doute. Ne vous laissez plus contaminer par les maîtres du désespoir. C’est une lourde responsabilité que de brader tout ce qui fait notre identité et d’abandonner la partie et la patrie.

Pendant la guerre, on a demandé à ‏أخوت شناي s’il n’avait pas eu la tentation de partir. Il a répondu :

‏أكيد فكرت بس ما قدرت لانه لبنان ما ساع بالشنطة.

‏واكيد الشنطة ما بتساع اهلنا وأصحابنا وبيوتنا وضيعنا

Chères étudiantes, chers étudiants de la promotion 2021, vous êtes ici rassemblés pour recevoir votre diplôme et pour inaugurer, chacun a sa façon, une nouvelle phase de votre vie. Vous allez déployer votre énergie, vous allez vous épanouir, certains d’entre vous vont briller au pays et sans doute aussi à l’étranger. Quels que soient vos choix, je vous souhaite bonne chance : nous avons la conscience tranquille, parce que nous avons essayé de vous donner la meilleure formation possible. 

Avec vous, nous avons réussi plusieurs exploits. J’en citerai quelques exemples. Malgré le Covid, et la légitime frayeur de la pandémie, nous n’avons à aucun moment diminué nos exigences. Nous avons réussi, peut-être les seuls au Liban, tous nos examens en présentiel. Savez-vous pourquoi nous avons fait cela ? Pour qu’on ne dise jamais que nos diplômes ont été bradés. Ni autrefois pendant la guerre, ni récemment durant la pandémie, notre vigilance n’a été prise en défaut et nous avons continué à viser l’excellence.   Un autre exemple : pendant ou à cause de la pandémie, notre activité de recherche n’a pas faibli. Le nombre de nos publications annuelles dans les revues internationales a plus que doublé, mettant la Faculté de médecine au premier rang de l’Université Saint-Joseph et même au premier rang des facultés de médecine du Liban. Ce soir, après les 90 diplômes de médecine, nous allons remettre les masters de recherche à une trentaine de nos étudiants. Leur présence ce soir est emblématique   Elle témoigne du fait que nous sommes la seule faculté au Liban à offrir un double cursus MD/PhD.  Les effectifs de nos étudiants qui font parallèlement un Master de recherche ne cessent d’augmenter au cours des années. Ce goût de la recherche que nous avons inculqué à nos étudiants est le gage de la pérennité de notre faculté et de notre université. Vous savez comme moi : l’université est le lieu où se transmet le savoir,  ça doit être aussi le lieu où se fabrique le savoir.

Derrière moi, vous voyez trois nouveaux bâtiments : celui du Centre de simulation, sans doute le plus grand et le plus beau de notre région du monde, qui accueille déjà les étudiants et les médecins. Et du côté opposé, les deux bâtiments, reliés par une passerelle, et entièrement ouverts sur le jardin, qui vont constituer la nouvelle Faculté de médecine. Tout cela pour vous montrer par l’action et non pas par la  seule parole, que nous ne baissons pas les bras. La Faculté de médecine, l’Hôtel-Dieu de France, l’Université Saint-Joseph ne luttent pas seulement pour leur survie : ils se développent sans cesse au service de notre société et de notre pays.

Lors de son dernier déplacement au Liban, le président français a cité une chanson de Feyrouz.                  

بحبك يا لبنان

Comme nous aurions aimé entendre ces mots de la bouche de nos propres dirigeants ! Comme nous aurions aimé qu’ils aiment le Liban, autant que nous l’aimons ! Cette chanson est celle d’un amour inconditionnel, elle date de 1976, mais elle résonne encore mieux aujourd’hui. Je ne sais pas si vous en connaissez toutes les paroles ; elle continue ainsi :

عندك بدي ابقى

ويغيبوا الغيّاب

اتعذب واشقى

ويامحلى العذاب

واذا انت بتتركني

يا أغلي الاحباب

الدنيا بترجع كذبة

و  تلج الارض تراب

كيف ما كنت بحبك

 بجنونك بحبك

بفقرك بحبك

وبعزك بحبك(bis)

وبحبك يا لبنان

ياوطني

Vive la promotion 2021, vive la Faculté de médecine, vive l’Université Saint-Joseph et vive le Liban !

Pr Roland Tomb, Doyen de la Faculté de médecine