Retraçant l’histoire récente des grandes puissances, le nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie française constate la prééminence de la civilisation occidentale tout en l’invitant à s’inspirer d’autres réussites.
Propos recueillis par Thomas Mahler et Laetitia Strauch-Bonart - L'Express
Quand nous sommes arrivés à son domicile parisien, Amin Maalouf était pris par des contingences plus terre à terre – une élection au poste de secrétaire perpétuel de l’Académie française à assurer face à la candidature de dernière minute de Jean-Christophe Rufin. Mais, après avoir coupé son portable, l’écrivain d’origine libanaise s’est vite replongé dans le temps long et civilisationnel d’un nouvel essai géopolitique, Le Labyrinthe des égarés (Grasset, parution le 4 octobre 2023). Formidable conteur, l’auteur y retrace l’histoire de trois puissances – le Japon depuis l’ère Meiji, la Russie soviétique et la Chine communiste – qui ont défié les Etats-Unis, et plus généralement l’Occident. Pour L’Express, le successeur d’Hélène Carrère d’Encausse a analysé les fondements d’une "nouvelle guerre froide" qui semblait alors bien plus l’inquiéter que le vote de ses confrères immortels.
L’Express : Pourquoi retracer l’itinéraire de quatre nations, le Japon, la Russie, la Chine et les Etats-Unis ?
Amin Maalouf : Nous vivons aujourd’hui une nouvelle guerre froide, qui n’est déjà plus froide partout. En Ukraine comme en Afrique, nous assistons à des retombées guerrières d’un bras de fer planétaire opposant l’Occident à la Chine et à la Russie. J’ai voulu replacer ce phénomène dans un contexte historique plus large, en racontant l’histoire de trois pays – le Japon, la Russie, et la Chine – qui ont représenté des défis importants à la suprématie de l’Occident depuis un siècle, ainsi que l’histoire d’un quatrième pays, les Etats-Unis, qui a successivement fait face à ces trois défis.
En quoi la victoire du Japon sur la Russie en 1905, à la suite de la bataille navale de Tsushima, a-t-elle marqué un tournant majeur ?
La guerre russo-japonaise de 1904-1905 a eu d’énormes répercussions. Depuis des siècles, les puissances européennes dominaient alors l’ensemble de la planète, et elles étaient persuadées que toutes les autres nations ne pesaient pas lourd face à elles. La Russie était l’une de ces puissances, grande bénéficiaire par exemple des traités inégaux imposés à la Chine. Mais, soudain, un pays d’Asie lui a infligé une défaite humiliante. Les conséquences se sont fait sentir dans tout l’Orient, en Chine, en Perse, en Inde, et aussi dans le monde arabe. Un peu partout, les gens ont réalisé que les "peuples de couleur", comme on disait à l’époque, pouvaient battre les Européens.
A quelles répercussions mondiales pensez-vous en particulier ?
Cette guerre russo-japonaise a suscité plusieurs révolutions, la première ayant lieu dès 1905 en Russie, justement. D’autres ont eu lieu en Perse, dans l’empire Ottoman avec les Jeunes-Turcs dont les dirigeants se réclamaient explicitement de l’exemple japonais, ou en Chine avec la chute de la monarchie millénaire et la proclamation d’une république. Le Japon faisait alors figure de chef de file des mouvements anticolonialistes, avec pour slogan "L’Asie aux Asiatiques !". Mais, grisé par ses succès, il a voulu exercer sa domination sur ses voisins : d’abord la Corée, annexée en 1910, puis la Chine, avec qui il s’est comporté avec une arrogance qui rappelait étrangement le comportement de l’Angleterre et des autres puissances coloniales.
Après la mort de l’empereur Meiji, le pays a connu une nette dérive ultra-nationaliste. Profitant de la faiblesse du jeune Hiro-Hito, des groupes d’officiers extrémistes ont pris en otage le pouvoir politique, le contraignant à s’embarquer dans une entreprise démentielle, à savoir la conquête de l’immense Chine, puis dans une aventure plus démentielle encore, et même carrément suicidaire : une guerre contre les Etats-Unis, déclenchée en 1941 par une attaque surprise contre la base navale de Pearl Harbour. Cette fuite en avant se termina tragiquement en août 1945 avec le lancement de deux bombes atomiques contre Hiroshima et Nagasaki.
Je commence le livre par le Japon, parce qu’il me semble que son parcours est exemplaire à plus d’un titre. Voilà une nation asiatique qui, grâce aux réformes audacieuses de l’ère Meiji, se met en position de rivaliser avec les puissances occidentales. Mais elle dérive bientôt vers l’ultranationalisme, au point de se retrouver au bord de l’anéantissement. Avant de connaître, après la Seconde Guerre mondiale, un redécollage économique quasiment miraculeux, qui a été une source d’inspiration pour les autres nations d’Asie orientale, comme la Corée du Sud, et surtout la Chine.
Concernant l’Union soviétique, vous soulignez qu’elle a beau avoir multiplié les pays affiliés, les armes nucléaires et la séduction idéologique, elle n’a jamais réussi à surmonter une faiblesse majeure : son économie bureaucratisée.
L’Union soviétique avait effectivement un talon d’Achille qui a fini par causer sa perte : une gouvernance bureaucratique exagérément dirigiste qui a ruiné son économie et sclérosé sa vie politique. Depuis octobre 1917, le pays a été géré par un petit groupe d’hommes qui considéraient que c’était à eux de mener les transformations nécessaires. Le Parti communiste s’est substitué aux prolétaires qu’il était censé représenter. Alors que, dans la doctrine de Marx, les mouvements historiques avaient besoin de temps, Lénine a cru qu’en quelques années, par l’action déterminée et audacieuse d’une petite avant-garde révolutionnaire, le monde entier pourrait devenir communiste !
La Russie de Poutine représente-t-elle une menace sérieuse pour l’Occident ?
Du temps de l’Union soviétique, la Russie proposait une autre voie au reste du monde. Cette voie a débouché sur un échec, mais il y avait indéniablement, à l’origine, un message à vocation universelle. Dans la politique de Poutine, on ne constate pas une telle préoccupation. Quel que soit le jugement que l’on porte sur son action, il est clair qu’il ne propose plus à l’humanité une autre vision de l’Histoire. S’il représente une menace pour l’Occident, elle est d’ordre militaire, mais pas idéologique. La Russie d’aujourd’hui n’est plus le chef de file des mouvements révolutionnaires. Beaucoup de ses admirateurs se situent à la droite de la droite, et elle manifeste souvent une méfiance instinctive, et très active, envers les soulèvements populaires. On l’a vu en Syrie, où elle a dépêché des troupes pour éviter la chute du régime de Bachar el-Assad.
A vous lire, la Chine représente pour l’Occident un défi plus sérieux que ne le fut l’Union soviétique. Mais, alors que Deng Xiaoping, principal artisan de la modernisation économique, recommandait la modestie tout comme le pragmatisme, Xi Jinping affiche ouvertement son ambition de détrôner les Etats-Unis, tout en remettant l’idéologie marxiste-léniniste au goût du jour. Y voyez-vous de l’hubris ?
Dans son testament politique, Deng Xiaoping a appelé les dirigeants chinois à poursuivre les réformes et à faire "profil bas". Il savait que, la Chine étant un colosse, il suffisait qu’elle s’ébroue pour que le monde entier en ait peur. De ce fait, elle devait veiller, bien plus que d’autres, à ne jamais se pavaner, à ne jamais effaroucher ses voisins ni le reste du monde. Par ailleurs, Deng Xiaoping a toujours su s’inspirer d’autres pays asiatiques, et notamment du Japon, en ayant conscience que la Chine restait un pays relativement pauvre. Je suis certain qu’il ne serait jamais montré sur une tribune pour affirmer qu’en 2049, la Chine deviendrait la première puissance mondiale. Et je pense que l’image du pays serait meilleure s’il avait conservé cette attitude sage et modeste.
Par ailleurs, Deng Xiaoping voulait intégrer progressivement Taïwan sur le plan économique. Mais aujourd’hui, les gesticulations militaires de Xi Jinping ont retardé considérablement toute possibilité d’intégration. Il y a manifestement, entre Deng et Xi, une différence de style. Je n’irai pas jusqu’à dire que Deng était un démocrate, mais sa volonté de limiter le mandat du président à dix ans allait dans le sens d’une atténuation de l’autoritarisme. En abolissant cette disposition, Xi a marqué son rejet d’une telle évolution.
N’avons-nous pas surestimé le modèle chinois ? Les difficultés économiques s’accumulent, tandis que les purges, qui s’étendent jusqu’aux ministres, témoignent d’une grande fébrilité…
Bénéficier de taux de croissance à 10 ou même 14 % pendant des années ne pouvait pas être durable. Le ralentissement économique, que l’on observe en ce moment, était inévitable. De toute manière, la voie suivie dans les dernières décennies était spécifique au pays, à son passé, à ses dimensions, à sa culture, où se mêlent les influences communistes et confucéennes… Son modèle économique est difficile à reproduire, et son modèle politique n’a pas non plus vocation à s’exporter. L’une des caractéristiques de l’époque actuelle, c’est que le modèle occidental est en crise, mais qu’aucun modèle de substitution n’est disponible. C’est l’une des raisons de cet "égarement" dont je parle dans mon essai.
Vous soulignez que si l’hégémonie américaine a permis de grandes réussites, à commencer par le redressement de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont aussi, de nombreuses fois, déçu ceux qui, à travers le monde, pouvaient voir en eux une inspiration.
L’expérience américaine est fascinante, mais elle a aussi des travers. L’un de ses manquements majeurs, c’est la question raciale. Celle-ci aurait dû être réglée au lendemain de la guerre de Sécession, mais cela ne s’est pas fait, et aujourd’hui ce problème ne cesse de s’envenimer.
Sur le plan international, si les Etats-Unis ont su remarquablement aider les pays d’Europe occidentale ou le Japon à se relever au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, leur bilan est assez peu convaincant dans le reste du monde. Notamment en Amérique latine, située tout près d’eux, et qui a pâti de leur proximité plus qu’elle n’en a profité.
L’hubris américaine s’est surtout manifestée à la fin de la première guerre froide. Le pays était alors en position de définir les nouvelles règles du jeu, de mettre en place un nouvel ordre international. Le défi était certes immense, mais les dirigeants américains n’ont pas eu la capacité ni la volonté de s’élever à la hauteur de cette tâche.
Selon vous, la "dérive s’accélère des deux côtés" entre Chine et Etats-Unis. Mais peut-on mettre sur le même plan Washington et Pékin ?
En cas de conflit entre les deux, il est clair que les Américains sont aujourd’hui en meilleure position. Mais les choses pourraient changer à l’avenir. Il me semble qu’il faudrait parvenir à un modus vivendi dès à présent, plutôt que d’attendre que les rapports de force se modifient. C’est pourquoi je déplore que le monde se retrouve à présent entraîné dans une nouvelle guerre froide, qui est déjà destructrice, et qui pourrait le devenir encore plus dans les prochaines années.
D’autant que cet affrontement survient alors même que l’humanité fait face à des menaces globales bien plus pressantes que par le passé : le dérèglement climatique, et les dérapages inévitables de certaines technologies… Face à ces périls, nous aurions besoin d’une vraie coopération entre les principales puissances. Mais cette confiance n’existe vraiment pas. Nous sommes dans une logique de méfiance et de détestation qui pourrait aboutir à un conflit total dans tous les domaines, y compris militaire. Si l’on ne réagit pas à temps, on ne pourra plus jamais contrôler la dérive du climat, réglementer l’intelligence artificielle ou les manipulations génétiques. Ces menaces ne concernent pas seulement les générations suivantes, leurs effets pourraient se faire durement sentir dans les dix prochaines années.
Vous invitez l’Occident à s’inspirer d’autres civilisations. La démocratie libérale ne reste-t-elle pas le modèle de loin le plus satisfaisant ?
Oui, certainement, je le crois. Encore faut-il que nous sachions la propager efficacement dans le reste du monde. Je continue à penser que la civilisation occidentale va, dans le cadre d’une hypothétique civilisation globale, fournir le contingent principal des idées et des valeurs. Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas nous inspirer d’autres réussites. Trop souvent, on ignore l’expérience des autres civilisations, et on ne cherche pas à mieux les connaître.
Prenez par exemple le confucianisme. Cette doctrine est parfois critiquée, non sans raison, pour sa justification de l’autoritarisme, et pour son conservatisme social. Mais le confucianisme a aussi de grandes vertus. Mieux que d’autres doctrines, il a su, à travers l’Histoire, dissocier l’identité de la religion, ce que ne font pas les trois monothéismes, ni l’hindouisme. Ce n’est pas anodin à une époque où les déchaînements identitaires, en particulier ceux qui s’appuient sur une référence divine, empoisonnent l’existence de la plupart des sociétés humaines. Confucius a toujours dit que ce qui se rapportait à l’au-delà dépendait des convictions de chacun, et que ce qui importait, pour un citoyen, c’était ce qu’il faisait dans le cadre de la cité. En Chine, Sun Yat-sen, le fondateur de la République, qui est la seule personnalité politique à être vénérée aussi bien à Pékin qu’à Taipei, a ainsi pu se convertir, dans sa jeunesse, au protestantisme, sans que cela ne compromette sa carrière politique, ni sa stature nationale.
Un autre apport non négligeable du confucianisme, que l’on observe dans de nombreux pays d’Asie orientale, et particulièrement au Japon et en Corée du sud, c’est que l’éducation est sacralisée, ce qui produit des résultats spectaculaires. Quand on compare aujourd’hui le niveau d’instruction des différents pays du monde, ces deux sociétés de tradition confucéenne se situent tout en haut, souvent même aux premières places, nettement au-dessus des grands pays d’Europe ou des Etats-Unis. Cela pour dire qu’il faut parfois s’inspirer des expériences des différentes civilisations.
* Le Labyrinthe des égarés, par Amin Maalouf. Grasset, 447 p., 23 €.