ENTRETIEN. Dans son dernier livre, l’essayiste explique comment la Russie, la Chine, l’Iran ou la Corée du Nord coopèrent dans leur guerre contre la démocratie.
Propos recueillis par Julien Peyron – Le Point
Qu’ont en commun un théocrate descendant autoproclamé de Mahomet, un dictateur biberonné à l’idéologie juche (un concept mêlant marxisme-léninisme et autosuffisance) et un ancien chauffeur de bus devenu le dernier et pathétique vestige de la « révolution bolivarienne » ? A priori, l’Iranien Ali Khamenei, le Nord-Coréen Kim Jong-un et le Vénézuélien Nicolas Maduro ne partagent pas grand-chose. Ils vivent et exercent leur pouvoir despotique dans des régions éloignées les unes des autres. Ils sont pourtant plus connectés qu’on ne le pense, met en garde Anne Applebaum dans son dernier livre, Autocracy Inc. The Dictators Who Want to Run the World, paru cet été aux ÉtatsUnis (Allen Lane) et dont la traduction en français sera publiée début 2025 chez Grasset. La journaliste et essayiste documente la façon dont ces autocrates coopèrent en dehors des radars. Car ils ont en commun au moins deux choses : la volonté de se maintenir coûte que coûte au pouvoir et la haine de la démocratie. Au nom du principe éprouvé selon lequel l’ennemi de mon ennemi est mon ami, les adversaires de l’Occident se rangent derrière ses deux principaux représentants : la Chine et la Russie. Ensemble, ils forment une sorte de multinationale des dictateurs, comme l’appelle Anne Applebaum. Poutine, Xi, Khamenei, Kim, El-Assad, Maduro, … tous sont les bienvenus dans le club, à condition de dénigrer, voire de combattre, le modèle occidental.
Face à ce front uni, les Occidentaux sont bien passifs, s’alarme Anne Applebaum. Notre modèle démocratique est attaqué de l’extérieur et de l’intérieur, prévient-elle. Car l’organisation « Poutine and Co » ne tente pas seulement de manipuler les opinions, elle s’appuie aussi sur de précieux soutiens à Washington, à Londres ou à Paris. Dans le champ politique, on les trouve souvent aux extrêmes. Dans le domaine financier, ils ont permis à ces potentats d’accumuler des fortunes. La multinationale des autocrates n’est pas qu’un club politique, c’est aussi une entreprise qui rapporte gros… à ses dirigeants.
Le Point : Vous écrivez que les dictateurs ont opéré un rapprochement ces dernières années. Pourtant, leurs idéologies peuvent être très variées…
Anne Applebaum : Ces dictateurs ont des liens bien établis, qui ne reposent pas sur des considérations idéologiques. Ils ne se soucient guère de l’idéologie des autres. En revanche, ils sont tout à fait disposés à coopérer dans les domaines où ils ont des intérêts communs. Il peut s’agir de la guerre en Ukraine, où nous voyons des Iraniens et des Nord-Coréens envoyer des drones et des munitions pour aider les Russes. Il peut s’agir du Venezuela. Récemment, des informations ont fait état de mercenaires russes se rendant au Venezuela pour aider Maduro à rester au pouvoir, car l’armée vénézuélienne ne semble plus lui être aussi fidèle qu’autrefois… Dans le domaine de la finance, dans celui de l’information et même sur le plan militaire, ces régimes coopèrent. Une fois qu’on a identifié ce phénomène et qu’on a une vision claire de la situation globale, il devient impossible de ne plus le voir partout.
À quand remonte cette volonté de renforcer leur coopération face à l’Occident ?
Il y a un moment qu’on peut situer en 2013, lorsque Xi Jinping arrive au pouvoir. Un document du Parti communiste chinois (PCC) a été rédigé à cette occasion. Il aurait dû rester secret mais une partie au moins a fuité. On y lit que le PCC a identifié sept périls. Le premier est la démocratie libérale occidentale. La liberté de la presse et la société civile figurent également sur la liste. Les autorités chinoises commencent alors à considérer les idées provenant du monde démocratique comme la menace principale. Elles entendent par là une menace interne, car ces idées de liberté infusent chez leurs opposants et sont relayées par les démocrates à Hongkong. À la même époque, en 2014, les Russes réagissent exactement de la même manière à la révolution ukrainienne. Ils considèrent les événements de Kiev comme un danger direct. Poutine y voit même une menace le visant personnellement. Il comprend que le « langage » de cette révolution – la lutte anticorruption, la transparence, l’État de droit, l’intégration à l’Europe – est très dangereux pour lui. Russes et Chinois coopèrent évidemment depuis des décennies, mais la nature de leur relation change à ce moment-là.
Après la parodie d’élection le 28 juillet au Venezuela, certains dirigeants ont envoyé leurs félicitations à Nicolas Maduro. Tous les membres du club anti-occidental sont-ils sur cette liste ?
Oui, ce n’est pas une coïncidence. Pour tous ces dictateurs, il y a un principe clair : un autocrate en place ne peut pas perdre une élection. Pour cela, vous êtes autorisé à truquer ou à changer les résultats d’un scrutin. Car si Maduro tombait et qu’il était remplacé par quelqu’un de plus compétent et de plus légitime, les despotes y verraient une menace pour eux. Ils considèrent que la bataille entre démocratie et dictature est un combat à l’échelle de la planète, ce qui n’est pas toujours le cas dans nos pays. À Paris ou à Washington, on ne se réveille pas tous les matins en s’inquiétant de ce qui se passe en Russie, en Chine, en Iran. Eux, si. Ils sont obsédés par l’Occident. D’où le déséquilibre entre nous.
Lequel de ces pays fait peser la menace la plus sérieuse sur l’Occident ?
Certains des adversaires de l’Occident sont très pauvres et très faibles. Le Venezuela est un État en faillite, de même que la Syrie. Du fait de son économie, la Chine est de loin le plus puissant. Mais je dirais qu’à l’heure actuelle le pays qui se concentre le plus sur l’affaiblissement du monde occidental est la Russie. Elle fait tout ce qu’elle peut pour saper les démocraties occidentales. Elle intervient dans presque toutes les élections en Europe. Son objectif est de briser l’Union européenne et l’Otan. En utilisant son argent et ses sources d’information, elle mène une attaque très ciblée. La Chine, qui, jusqu’à récemment, était moins engagée dans cette guerre informationnelle, commence à s’y mettre. Elle dispose d’un énorme réseau international de médias et a investi des milliards de dollars dans la télévision pour nouer des relations avec des chaînes régionales et locales en Afrique et en Amérique latine. Elle commence à utiliser ce réseau pour diffuser la propagande russe. Là aussi, la collaboration entre Chinois et Russes se développe.
Quelle institution représente le mieux le club des dictateurs ?
Il n’en est qu’à ses débuts et n’a pas d’institutions aussi importantes que le G7 ou l’Otan. Mais l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), dominée par la Chine, essaie d’être une sorte de concurrent de l’Union européenne en Eurasie. Les Russes auraient aimé que les Brics soient une sorte de rival de l’Occident. Mais certains de ses membres sont plus tempérés. Le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud critiquent volontiers les États-Unis et l’Europe quand ça les arrange, mais ils ne voient pas le monde occidental et le modèle démocratique comme la principale menace pour eux. En réalité, les éléments les plus importants de cette alliance sont informels. Les Chinois vendent leur technologie de surveillance à d’autres États afin qu’ils puissent l’utiliser. Les Russes prêtent leur technologie de l’information en Afrique ou ailleurs. Il s’agit simplement d’un partage au coup par coup, notamment dans le domaine technologique.
Il y a un théâtre où l’Occident et ses ennemis s’affrontent directement, c’est l’Ukraine. Selon vous, une guerre entre Israël et l’Iran créerait-elle une nouvelle ligne de front ?
Le conflit au Moyen-Orient est différent. Je ne pense pas qu’il s’inscrive clairement dans cette opposition, même s’il pourrait s’en rapprocher. J’entends dire que les Russes commencent à aider les Iraniens en fournissant des technologies plus sophistiquées à leurs alliés – Houthis au Yémen et Hezbollah au Liban. Nous verrons si cela se confirme. Pendant longtemps, Benyamin Netanyahou a cherché à conserver de bonnes relations avec la Russie. Les Israéliens ont fourni très peu d’aide aux Ukrainiens. Le pays s’est comporté un peu comme les États illibéraux, la Hongrie ou la Turquie, qui se considèrent au milieu de ce conflit d’idées. Mais la situation pourrait changer, car les Iraniens ne voient pas les choses de la même manière. Et s’ils parviennent à entraîner les Russes, les Chinois et d’autres dans leur guerre, alors oui, la donne au Moyen-Orient pourrait complètement changer.
Vous dénoncez le rôle joué par des institutions financières occidentales qui ont permis à ces despotes de devenir très riches. Quelles sont-elles ?
Il s’agit de presque toutes les banques et institutions financières occidentales ayant aidé non seulement des Russes mais aussi certains ressortissants du monde post-soviétique. Les dictateurs, leurs familles et leurs amis blanchissent leur argent par le biais d’institutions financières occidentales, puis le cachent en Europe et aux États-Unis, parfois sous la forme de biens immobiliers. Il suffit de se promener dans le sud de la France pour s’en rendre compte. Ou dans les rues de Londres. L’un des éléments les plus pernicieux du monde financier occidental est la possibilité de détenir des biens immobiliers de manière presque anonyme. Le fait que l’on puisse acheter des biens sans dire qui en est le véritable propriétaire est extrêmement important pour les autocrates voulant cacher leur richesse. Et je ne vois pas pourquoi nous avons autorisé cela. Ni en quoi cela nous a été bénéfique. Il y a des moyens de s’y opposer.
Ces autocrates ont-ils des complices en Occident, y compris parmi les dirigeants politiques ?
Bien sûr, même si le mot « complice » est un peu fort, car, encore une fois, toutes ces relations sont informelles. Les Russes soutiennent différents partis et personnalités dans leurs campagnes électorales. Il n’y a pas toujours d’accord officiel ou de rétribution financière, même si c’est parfois le cas. Ils créent des millions et des millions de faux sites Web qui ressemblent à de vrais sites Web. Ils lancent des campagnes grâce à ces sites. Après un sommet de l’Otan, des agents russes ont créé de faux communiqués otaniens et les ont diffusés sur Internet. On pouvait y lire par exemple que des soldats français allaient être déployés en Ukraine dès la semaine suivante. Ils cherchent à créer de la confusion. La Russie soutient surtout des personnalités d’extrême droite, mais aussi parfois d’extrême gauche, des politiques qui sont contre l’Otan ou l’Union européenne et qui épousent des idées autocratiques ou illibérales qui s’accordent avec les leurs. Il s’agit d’une politique délibérée. Elle cherche à les soutenir parce qu’elle voit à quel point ils sont néfastes pour les institutions démocratiques existantes. Le soutien russe à Marine Le Pen n’est pas un secret et le Kremlin apporte aussi son appui à l’extrême droite néerlandaise. Le gouvernement hongrois a des liens étroits avec la Russie et la Chine ainsi qu’avec l’Iran…
À Pékin et à Moscou, ces Occidentaux pro-russes ou pro-chinois sont-ils perçus comme des idiots utiles ?
Tout à fait. Dans nos sociétés, beaucoup de gens sont d’accord avec la ligne des dictateurs. Pas seulement parce qu’ils ont été manipulés par des contenus en ligne. Ils sont d’accord avec leurs arguments. Ils sont d’accord pour dire que la démocratie est faible et dégénérée et qu’elle doit être démantelée. Ou bien pour dire que nos sociétés sont décadentes et que nous avons besoin d’une révolution pour les changer. Ceux-là ne sont pas tellement des idiots utiles, ce sont plutôt des alliés objectifs. Aux États-Unis, une personnalité comme Tucker Carlson, un ancien animateur de Fox News, ne cache pas son allégeance à la Russie. Il s’est rendu à Moscou, il a interviewé Poutine et lui a donné plus d’une heure pour exposer sa propagande. Puis il l’a mise en ligne lui-même, sous son nom. Il est plus qu’un idiot utile.
Les Occidentaux, dites-vous, rechignent à se battre pour la liberté et pour leurs valeurs et paraissent fatigués. Comment les réveiller ?
C’est la question à 1 million de dollars à laquelle nous sommes confrontés aux États-Unis et en Europe. Les personnes soucieuses de préserver la démocratie, voire de l’améliorer, doivent comprendre l’ampleur de cette tâche. Elles doivent commencer à faire campagne de façon plus prononcée. Il ne s’agit pas de préserver le statu quo, car celui-ci est très imparfait. Nous devons réfléchir à ce que nous devons changer dans nos institutions. Des Européens sont parvenus à repousser la marée de l’illibéralisme, comme en Pologne, en octobre 2023, ou au Royaume-Uni, en juillet dernier. Les partis d’extrême droite ont pourtant reçu des soutiens massifs, mais ce sont des partis de centre gauche qui ont emporté les élections. En France, le centre et l’extrême gauche, qui se détestent, ont réussi à s’entendre dans une certaine mesure pour faire barrage à l’extrême droite. C’est donc possible.
Les autocrates espèrent-ils une réélection de Donald Trump ?
Malheureusement, oui. Une élection de Trump serait une victoire pour le club des dictateurs. Car Trump ne se considère pas comme un leader du monde démocratique. Il s’en moque. Il ne s’y intéresse pas. C’est un personnage transactionnel qui sera plus intéressé par ce que la politique étrangère américaine peut lui apporter à titre personnel. C’était déjà vrai lors de son premier mandat, alors qu’il avait été freiné par le général Mattis [son ancien secrétaire à la Défense, NDLR], par des membres du Conseil de sécurité nationale ou du département d’État, qui l’ont empêché de faire beaucoup de dégâts. Lors d’un éventuel second mandat, il se peut que ces personnes ne soient plus là. Trump pourrait alors causer beaucoup de dégâts à nos alliances. À de nombreuses reprises, il a exprimé son mépris pour l’Otan. Combien de fois doit-il le répéter avant que nous le prenions au sérieux ? Lors de son premier mandat, John Bolton [son ancien conseiller à la sécurité nationale] et d’autres l’ont persuadé de ne pas quitter l’Otan, alors qu’il ne cessait de répéter qu’il voulait le faire. On peut s’attendre à ce qu’il passe à l’acte s’il est réélu. Donc, oui, je pense que c’est un personnage extrêmement dangereux. J’espère que partout en Europe les gens se préparent à ce qui pourrait arriver s’il est élu. L’Europe aura besoin de sa propre défense, de sa propre stratégie et de sa propre façon de penser pour repousser le monde autocratique. Trump, s’il est élu, pourrait même conclure des accords avec Poutine ou avec Xi pour son bénéfice financier personnel ou pour son bénéfice politique, au détriment d’autres pays.
Kamala Harris ferait-elle un bonne cheffe pour défendre la démocratie ?
Je pense que oui. Il est encore tôt pour en juger et il y a encore beaucoup de choses que nous ignorons à propos de Kamala Harris. Je l’ai rencontrée plusieurs fois dans le cadre de réunions sur la Russie et l’Ukraine. Ce n’est pas son domaine de prédilection, mais elle semble avoir une idée claire des fondamentaux. Les discours qu’elle a prononcés à la Conférence de Munich sur la sécurité, qui sont ses principaux discours de politique étrangère, étaient très bons. Je pense qu’elle veut que l’Amérique continue à jouer son rôle de leader non seulement de l’Otan mais aussi d’une alliance des démocraties au sens large. Je sais également qu’elle a dans son équipe des personnes qui s’intéressent à la question de la kleptocratie et je n’oublie pas qu’elle a été procureure en Californie.
Votre livre est dédié aux optimistes, dont vous faites partie. N’avez-vous pas l’impression que leur camp se réduit peu à peu ?
Je m’attache à être optimiste même si c’est parfois difficile. Je connais tellement de gens, de Russes, de Vénézuéliens, d’Ukrainiens, qui ont consacré leur vie à essayer de rendre leur pays plus juste, plus transparent… En France, en Amérique ou dans le reste du monde démocratique et pacifique, on ne devrait pas être pessimiste tant que ces gens continuent de se battre. On ne peut pas l’être.