Après dix-huit mois de guerre et de pilonnages intensifs de Gaza et de sa population, Benyamin Netanyahou a enfin dévoilé ses véritables intentions : récupérer l'enclave palestinienne, la vider définitivement de ses actuels habitants et y planter de nouveau le drapeau israélien. Explication avec Charles Enderlin, ancien chef du bureau de France 2 à Jérusalem et auteur, entre autres, du Grand Aveuglement (éd. Albin Michel, 2024). Il vit en Israël depuis le début des années 1970.
Charlie Hebdo : Netanyahou l’a clairement annoncé : son projet est d’annexer Gaza et d’expulser sa population…
Charles Enderlin : Depuis 2005, la stratégie des gouvernements israéliens était de laisser Gaza au Hamas, pour empêcher la création d’un État palestinien. De fait, Benyamin Netanyahou et sa coalition refusent toute modalité qui permettrait la fin de la guerre et la libération des otages. Motif : cela impliquerait la participation de l’Autorité autonome de Mahmoud Abbas dans la gestion de Gaza, où le Hamas serait sous le contrôle d’une force militaire arabe. Pas question de rendre possible le retour dans l’enclave du Fatah, partisan de la solution à deux États. Une horreur pour ce gouvernement, le plus à droite, le plus annexionniste, le plus religieux et le plus raciste de l’histoire d’Israël.
Mais à présent, le masque est tombé, Netanyahou et sa coalition ont décidé de relancer des opérations militaires d’envergure pour occuper de nouveau Gaza…
Oui, et les messianiques se sont empressés de rappeler leurs objectifs. Bezalel Smotrich, ministre des Finances et responsable de la colonisation à la Défense, a déclaré, mardi 6 mai, lors d’une conférence : « D’ici à six mois, la population de Gaza – 2,3 millions de Palestiniens – sera concentrée dans une bande de terrain entre la frontière égyptienne et un couloir entre Khan Younès et Rafah. Le reste de l’enclave sera entièrement détruit. » Selon Smotrich, les Gazaouis parqués dans ce qu’il appelle « une zone humanitaire » seront découragés et perdront espoir. Ils chercheront donc à aller vivre ailleurs. Depuis début 2024, le mouvement de colonisation prépare les plans des colonies qui doivent être construites à Gaza. « Israël ne se retirera pas de Gaza, même pas en échange des otages », a répété Smotrich.
La libération des otages n’est donc plus un des objectifs déclarés ?
Les familles des 59 otages – dont 21 seraient encore en vie – sont plongées dans une profonde angoisse. Jeudi dernier, Netanyahou a confirmé ce qu’elles soupçonnaient depuis plus d’un an. Il a donné le ton en annonçant que la libération de leurs proches détenus à Gaza n’était plus son objectif suprême, qui est la « victoire totale » sur le Hamas. Le chef d’état-major, le général Eyal Zamir, avait pourtant averti le gouvernement : « Ces opérations pourraient nous faire perdre les otages. » Il a ajouté : « Certains d’entre eux, abandonnés par leurs geôliers, pourraient mourir de faim. » Le Forum des familles d’otages et de disparus a donc décidé de durcir son combat contre le gouvernement. Déjà, les manifestations qu’il organise tous les samedis soir rassemblent des dizaines de milliers d’Israéliens, à Tel-Aviv et dans de nombreuses localités en Israël.
Comment la société israélienne réagit-elle à ce plan d’annexion de Gaza ? De façon générale, dans quel état d’esprit est-elle aujourd’hui ?
Là, il faut parler des réservistes, qui sont moins nombreux à rejoindre leurs unités. Après le 7 Octobre, tous ces citoyens-soldats avaient revêtu l’uniforme pour des périodes de 200 jours, parfois même jusqu’à 400 jours, quittant famille, emploi, études. Aujourd’hui, ce pourcentage est tombé à moins de 60 %. Et certaines unités rencontrent des difficultés à compléter leurs rangs. Les sondages sur les raisons de cette baisse de motivation des réservistes ne sont pas publiés par l’armée. Mais, d’après ce que l’on sait, ils font état d’un épuisement après de trop longs mois de combats, de problèmes familiaux, mais aussi économiques – les compensations financières offertes par l’État sont souvent insuffisantes. Surtout, le consensus politique sur les buts de la guerre a volé en éclats.
Justement, quelle est la position de ces réservistes, qui constituent le gros de l’armée israélienne ?
Combien ne veulent pas participer aux crimes de guerre commis par Tsahal ? Là aussi, on n’a pas de sondages. La censure militaire a seulement autorisé le quotidien Haaretz à publier des témoignages de réservistes scandalisés par ce qu’ils ont vu à Gaza. Déjà, avant la dernière décision du gouvernement, des centaines d’officiers de réserve, issus de l’armée de l’air et du renseignement militaire, avaient publié une lettre demandant l’arrêt de la guerre pour permettre le retour des otages. Netanyahou les avait qualifiés d’anarchistes. À présent, de nombreux militaires devront décider s’ils sont prêts à risquer leur vie pour permettre à Smotrich de construire des colonies à Gaza. D’autant plus qu’ils ont un immense sentiment d’injustice, car parmi ceux qui les envoient au combat, il y a tous ces ministres qui n’ont pas fait l’armée, ou seulement un service raccourci. On peut citer Smotrich, qui a été pendant quelques mois secrétaire d’état-major, mais aussi Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale, dont l’armée n’a pas voulu.
Mais, surtout, il y a au gouvernement les représentants des 60 000 étudiants d’écoles talmudiques mobilisables qui refusent d’endosser l’uniforme. Les ministres du parti Judaïsme unifié de la Torah menacent de quitter la coalition si elle n’adopte pas une loi dispensant formellement leur jeunesse de tout service, civil ou militaire. Cela ne les empêche pas d’être tout aussi annexionnistes que les sionistes religieux et les ultranationalistes. Le rabbin Yitzhak Goldknopf, ministre du Logement, est par exemple en faveur de la construction de colonies à Gaza.
Où en est-on du processus démocratique en Israël ? Tant qu’il y a la guerre, Netanyahou semble indéboulonnable…
Selon tous les sondages, si des élections avaient lieu maintenant, Netanyahou et sa coalition les perdraient et seraient envoyés sur les bancs de l’opposition. En mars dernier, 60 % des personnes interrogées étaient en faveur de la démission de Netanyahou. Cela signifie qu’il n’a aucun intérêt à dissoudre la Knesset. Avec une coalition parlementaire solide de 67 députés sur 120, il a bien l’intention de rester à la tête du pays jusqu’à l’automne 2026, date du prochain scrutin.
Où en sont les manifestations contre Netanyahou en Israël ? Avant le 7 Octobre, elles avaient lieu presque toutes les semaines : est-ce que c’est retombé ou est-ce que ça reprend ?
Si elles n’ont pas encore retrouvé l’ampleur qu’elles avaient avant le 7 Octobre, les manifestations antigouvernementales ont bien repris et se fondent avec celles organisées par le Forum des familles d’otages. Visiblement, elles sont insuffisantes pour impressionner Netanyahou et son équipe. Pour cela, il faudrait que l’opposition extraparlementaire passe à la vitesse supérieure… Par exemple, une forme de désobéissance civile ou des grèves générales, comme le propose le général de réserve Yaïr Golan, qui préside Les Démocrates, le résultat de la fusion des travaillistes et du Meretz.
Encore très minoritaires, les ONG anti-occupation rassemblent toutefois des milliers de participants contre le « génocide à Gaza ». Elles sont réprimées par la police d’Itamar Ben Gvir. Les médias internationaux, notamment français, s’intéressent très peu à cette opposition et se contentent souvent d’évoquer la « politique d’Israël », sans mentionner ses opposants.
Gaza n’est qu’une étape, dans la « recolonisation ». À terme, c’est également toute la Cisjordanie qui est visée, non ?
Tout à fait ! Et pas seulement à terme. Depuis son arrivée au pouvoir, ce gouvernement empêche le développement palestinien et accélère la colonisation, sous la houlette, je le répète, de Bezalel Smotrich au ministère des Finances et à la Défense. Son objectif est d’accroître la population de colons pour qu’elle atteigne 1 million. Pour cela, des milliers d’unités de logement sont construites dans les colonies. Une route de contournement destinée uniquement aux Palestiniens doit être tracée à l’est de Jérusalem, pour permettre la construction d’une localité juive qui, selon lui, divisera définitivement la Cisjordanie en deux parties et empêchera la création d’un État palestinien. La communauté internationale, notamment les Européens, s’est toujours opposée à ce projet. Sur le terrain, dans certains secteurs, on assiste à un véritable nettoyage ethnique commis par des colons radicaux, expulsant de leurs terres des Bédouins palestiniens. De courageux militants israéliens de gauche tentent de les défendre, sans grand succès.
Les pays arabes se soucient-ils encore du sort des Palestiniens ?
Oui. L’ensemble des dirigeants arabes a rejeté la proposition de Donald Trump de vider Gaza de ses habitants. Une position fermement tenue par l’Arabie saoudite qui, officiellement, n’acceptera d’établir des relations avec Israël que si se déroulent des négociations sur la création d’un État palestinien. Le président américain effectuera prochainement une visite officielle à Riyad.
Quel rôle jouent les religieux, notamment les juifs messianiques, dans cette stratégie ?
Ils sont au pouvoir. Vous devez comprendre que les sionistes religieux sont persuadés qu’Israël est entré dans une période eschatologique. Pour eux, tous les événements auxquels on assiste ont été décidés par Dieu. Le Messie va arriver. Je l’ai raconté dans mon livre Au nom du temple, réédité et mis à jour en septembre 2023 [éd. Points, ndlr]. Mes collègues correspondants étrangers n’analysent pas ce fondamentalisme juif, et utilisent le terme « suprémacistes » plutôt que de parler de « messianiques ». En miroir, les djihadistes sont tout autant dans l’eschatologie. Le cheikh Ahmed Yassine, le fondateur du Hamas, avait établi une théologie fondée sur la sourate 17 du Coran et conclu qu’Israël disparaîtrait d’ici à 2027. C’est sur la base de cette vision que les chefs du Hamas ont commis l’attaque terroriste du 7 Octobre. Les fondamentalistes musulmans et juifs ont bel et bien lancé une guerre de religion.
Est-ce que c’en est fini du sionisme libéral et laïque ? Le sionisme, aujourd’hui, s’est-il transformé pour n’être plus qu’un projet religieux ?
C’est le grand débat auquel la société israélienne n’échappera pas. Israël peut-il être juif et démocratique ? L’actuel gouvernement transforme le pays en un État quasi théocratique, discriminant les non-Juifs. Benyamin Netanyahou en avait pris le chemin en faisant adopter, le 19 juillet 2018, une loi constitutionnelle définissant Israël comme l’« État-nation du peuple juif », où seuls les Juifs ont des droits communautaires. À l’encontre des principes démocratiques de la déclaration d’indépendance proclamée par David Ben Gourion en 1948, qui statue que l’État d’Israël « assurera la plus complète égalité sociale et politique à tous ses habitants sans distinction de religion, de race ou de sexe ; il garantira la liberté de culte, de conscience, de langue, d’éducation et de culture ». Les communautés juives dans la Diaspora peuvent-elles continuer de s’identifier à cet Israël opposé aux principes des Lumières qui avaient permis l’émancipation des Juifs ? Pour le judaïsme contemporain, la question est essentielle.
Y a-t-il encore en Israël des partisans de la solution à deux États ?
Oui. Ils sont très minoritaires. Pour ma part, je suis persuadé que seule cette solution permettra, à long terme, la survie d’Israël.
Peut-on dire que Netanyahou est aujourd’hui le plus grand ennemi d’Israël ? En tout cas, le plus grand danger existentiel pour l’État hébreu ?
Benyamin Netanyahou suit l’idéologie de son père, l’historien Benzion Netanyahou, qui était opposé à tout accord avec les Arabes et à toute concession aux Palestiniens. Il était l’ennemi juré de Ben Gourion et des socialistes juifs. Ce sont les raisons pour lesquelles son fils a fait alliance avec les sionistes religieux messianiques, le mouvement raciste dirigé par Itamar Ben Gvir et les ultraorthodoxes opposés à la laïcité. Et, oui, selon moi, ce gouvernement représente un danger existentiel pour Israël.
Propos recueillis par Jean-Loup Adénor et Gérard Biard