L'opération menée par l'armée israélienne dans le camp de Jénine a frappé par son ampleur et sa violence, éloignant un peu plus tout espoir d'apaisement dans la région. Avec cette stratégie, l'Etat hébreu compromet aussi son alliance avec les pays arabes et le reste de ses alliés, au risque de s'isoler définitivement du reste du monde, prévient Dominique Moïsi.
Par Dominique Moïsi (géopolitologue, conseiller spécial de l’Institut Montaigne.) – Les Echos
Dans les journaux télévisés du monde entier, les images se succèdent et se ressemblent. Tout sépare l'Ukraine et la Cisjordanie : la géographie, l'histoire, les enjeux géopolitiques. Tout sauf l'essentiel : les victimes civiles. En intervenant comme elles l'ont fait à Jénine, il y a quelques jours, les forces armées israéliennes visaient un centre opérationnel de commandement des « Brigades de Jénine ». Mais cette intervention, la plus importante depuis 2005 (entre 500 et 1.000 hommes, accompagnés de véhicules blindés, sous la protection de l'aviation et de drones) se déroulait au sein d'un camp de réfugiés de 14.000 personnes. Des réfugiés qui sont souvent les enfants et les petits enfants de Palestiniens qui vivaient ou vivent encore dans des camps depuis 1948 et la création de l'Etat d'Israël.
Cette escalade de la violence ne débouchera probablement pas sur une troisième intifada, mais elle rend plus lointain et plus abstrait encore tout espoir d’une solution politique. L’idéal sioniste incarné par Theodor Herzl et David Ben Gourion était-il d’imposer la loi du plus fort à ses voisins, comme pour effacer des mémoires un passé historique tragique où les juifs se trouvaient dans la position du plus faible ? Des enfants abusés tendent-ils à reproduire, une fois parvenus à l’âge adulte, les sévices dont ils ont été les victimes ?
Au cours de la semaine écoulée, Israël ne s’est pas contenté de « neutraliser des terroristes », mais a détruit les infrastructures d’une ville au sein de la ville : approfondissant encore, et ce, pour de nouvelles générations, le fossé existant entre Israéliens et Palestiniens. Un jour viendra où cette accumulation de victoires tactiques se retournera contre l’Etat hébreu, et où les jeunes élites israéliennes ne se reconnaissant plus dans les choix et les pratiques de leur gouvernement, si profondément éloignés des valeurs juives, se retireront délibérément d’un projet qui n’est plus le leur. Ce n’est plus la démographie palestinienne qui constitue la principale menace à terme pour l’Etat d’Israël, c’est le comportement de ses dirigeants politiques. Pour revenir au pouvoir, sinon pour échapper à la justice, Benyamin Netanyahou s’est allié avec « le diable » : des nationalistes extrêmes qui ont fait de la religion de la terre, l’alpha et l’oméga de leur politique, et qui flirtent avec le racisme, quand ils n’y sombrent pas. Ils ne sont pas conscients que le monde a profondément changé. Sous leurs yeux, aveuglés par la passion, l’intolérance, sinon la haine, se déroulent des évolutions qui rendent suicidaires leurs dérapages.
Il n’y a pas si longtemps encore, Israël pouvait se présenter comme la première ligne de défense du monde occidental face au fondamentalisme islamique. Et cet argument joue encore auprès de ceux qui voient dans l’Islam, la principale menace qui pèse sur nos sociétés. Mais la réalité est tout autre. A l’heure de la menace russe, la première ligne, ce n’est plus Israël, c’est l’Ukraine.
Loin de conforter l’Europe et plus globalement l’Occident, le comportement des dirigeants actuels d’Israël fragilise les communautés juives dans le monde. Et isole même Israël des diasporas qui constituaient un des plus forts soutiens de Jérusalem. L’exemple des Etats-Unis est révélateur. La majorité (plus de 70 %) des juifs américains est derrière le parti démocrate et le président Biden, en dépit des critiques toujours plus vives qu’ils expriment à l’égard de la politique israélienne. Le problème de la double allégeance ne se pose plus. « Pour en être vertueux, on n’en est pas moins homme », faisait dire Molière à Tartuffe. « Pour se sentir proche de l’idéal sioniste, on n’en croit pas moins à des valeurs universelles : de l’exigence de justice, au respect de l’autre ».
En cédant aux pressions de l’extrême droite et en particulier aux lobbies des colons, Israël contredit les objectifs qui sont les siens et vide peu à peu de leur contenu les accords d’Abraham signés avec nombre de pays arabes. Si la principale menace pour Israël est l’Iran des ayatollahs et ses ambitions nucléaires, pourquoi prendre le risque de s’isoler de ses principaux soutiens dans le monde, en adoptant vis-à-vis des Palestiniens une politique qui oscille entre l’oubli dédaigneux et la violence excessive ?
La reprise des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite, scellée à Pékin grâce à la médiation chinoise, constitue tout à la fois un succès pour l’empire du Milieu et un revers diplomatique pour Israël. Ignore-t-on à Jérusalem que sans des progrès notables sur la question palestinienne, les relations entre Israël et l’Arabie saoudite ne pourront être normalisées ?
Bien sûr les autorités palestiniennes portent une part de responsabilité certaine dans la dégradation des relations entre les deux peuples. Faible et corrompue, l’Autorité Palestinienne a laissé un boulevard à des organisations extrémistes qui dépendent (ou non) de l’Iran. Mais, l’extrémisme des uns nourrit l’extrémisme des autres, et le plus fort a toujours une responsabilité plus grande, surtout lorsque l’écart de puissance, de richesse, (de confiance aussi) est à ce point considérable.
Au niveau local, il y a « trop » d’Israël et « pas assez » de Palestine. Mais, au niveau mondial, avec moins de dix millions d’habitants, Israël ne représente même pas la marge d’erreur statistique dans le calcul des populations chinoises et indiennes ! « Le splendide isolement » ne convient pas à un état qui a besoin d’amis et d’alliés solides pour survivre à long terme. Contrairement aux dirigeants politiques, qui sont au pouvoir à Jérusalem, les scénaristes de la république de Tel Aviv qui produisent des séries à succès comme « Fauda » ou « Téhéran », semblent avoir parfaitement compris cette nécessité stratégique et s’efforcent en dépit de tout, à préserver et développer le soft power d’Israël. Dans ces deux séries mentionnées plus haut, les protagonistes, qu’ils soient arabes ou perses, sont traités avec nuances, avec toutes leurs vulnérabilités et humanité. Dans la série « Téhéran », l’un des chefs des services secrets iraniens est présenté comme un homme profondément humain, soucieux de la santé de son épouse, tout autant que de l’élimination des agents du Mossad.
Si seulement la politique israélienne pouvait s’inspirer, ne serait-ce qu’à la marge, du talent des scénaristes des séries télévisées, nous n’en serions pas là.