DÉCRYPTAGE - En position de force après la chute du dictateur syrien, Ankara espère jouer un rôle prédominant dans le pays.
Par Louis Solal, à Istanbul. LE FIGARO.
Le 29 janvier 2014, Recep Tayyip Erdogan, condamnant les massacres de Bachar el-Assad contre son peuple, jurait qu’il se rendrait un jour à la mosquée des Omeyyades, à Damas, pour y prier. Ce vœu est sur le point de se réaliser, près de onze ans plus tard. Le président turc est attendu en Syrie dans les prochains jours pour une visite historique. La Turquie a longtemps navigué seule sur le dossier syrien au point de devoir amorcer, ces derniers mois, une vaine tentative de réconciliation avec l’indéboulonnable dictateur. Elle ressort grande gagnante de l’effondrement soudain du régime début décembre.
Depuis la chute de Damas, le premier officiel étranger à avoir pu admirer la vue sur la capitale syrienne du haut du mont Qassioun fut turc. Dimanche 22 décembre, ce n’est autre que Hakan Fidan, ministre des Affaires étrangères d’Ankara, qui a été invité à partager le thé dans des gobelets en carton avec Ahmad al-Chareh. Le nouvel homme fort de la Syrie, leader des islamistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), a conduit son convive jusqu’à cette montagne, interdite aux Syriens sous el-Assad, au volant de sa voiture personnelle. «Nous ne pouvons pas désigner ce qui s’est passé en Syrie comme une prise de pouvoir de la Turquie. (…) C’est une prise de pouvoir de la volonté du peuple syrien »,a nuancé le diplomate turc dans la foulée.
Quoi qu’en dise Hakan Fidan, un détail frappe devant le trombinoscope du gouvernement de transition nommé courant décembre : les liens de cette administration avec la Turquie. À l’image d’Ayse Seyidoglu : première femme haute fonctionnaire du nouvel appareil d’État, nommée il y a peu à la tête du Bureau syrien des affaires féminines, elle est syro-turque. Il faut aussi mentionner le nouveau ministre des Affaires étrangères et des Expatriés, Assaad Hassan el-Chibani, qui a obtenu une maîtrise des sciences politiques à l’université Sabahattin Zaim d’Istanbul en 2022, avant d’être chargé des relations extérieures du gouvernement de salut syrien, l’administration civile de HTC à Idlib.
Le chef des services secrets turcs, Ibrahim Kalin, de passage à Damas courant décembre, a joué un rôle décisif pour ces nominations, comme l’explique Gönül Tol, auteur d’Erdogan’s War : A Strongman’s Struggle at Home and in Syria (non traduit, 2022): «La Turquie est le pays qui a le réseau le plus consistant au sein de HTC, un mélange de liens organiques et militaires. Ankara a appuyé la création de centres d’entraînement à Idlib qui ont permis à HTC de se professionnaliser.» De fait, et malgré des relations parfois conflictuelles sur le terrain, c’est la lire turque qui est utilisée à Idlib et tout ce qui y échouait d’aide humanitaire ou de marchandises transitait par la Turquie.
Dans un avion qui le ramenait d’une visite au Caire fin décembre, le président Erdogan a précisé les contours de sa nouvelle «amitié» avec Damas : «Notre expérience peut y être transférée et l’État revitalisé dans le cadre d’un nouveau contrat social (…), une constitution.» Une première, d’après la chercheuse Gönül Tol : «Si l’on met de côté la République turque de Chypre du Nord, jamais la Turquie n’a été impliquée de façon aussi directe dans le processus d’édification d’une nation.»
Cette relation revêt déjà des volets commerciaux, militaires et énergétiques. Ankara espère déployer son puissant secteur du BTP, dont les patrons sont des intimes de la présidence turque, pour la reconstruction, estimée à plusieurs centaines de milliards d’euros par l’ONU. Des entreprises turques ont été chargées de rétablir un réseau ferré à travers la Syrie, relançant le vieux rêve ottoman du chemin de fer du Hedjaz vers les lieux saints de l'Islam, en Arabie saoudite. La Turquie a même annoncé qu'elle rénovera la sépulture damascène du dernier sultan ottoman, Mehmed VI, dit Vahideddin, mort en 1926.
Dès la libération d'Alep, le ler décembre, des rumeurs circulaient sur la nomination d'un évêque chrétien à la tête de ce gouvernorat stratégique, le plus peuplé du pays. Le fauteuil sera finalement occupé par Azzam el-Gharib, à la tête d'el-Jabha el-Chamiyah (le Front du Levant). Cette faction armée fait partie des milices affidées de la Turquie au sein de l'Armée nationale syrienne (ANS), coalition hétérogène de rebelles qui tiennent une partie du nord de la Syrie. En parallèle de son commandement militaire, le nouveau gouverneur a obtenu en 2023 un master en théologie coranique à l'université turque de Bingöl.
La Turquie attend de cette position de force des gains immédiats. A commencer par «la neutralisation des organisations terroristes», selon les mots du président Erdogan, c'est-à-dire la chute de la région autonome kurde, dans le Nord-Est, et la fin des Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par sa composante kurde. Damas paraît prendre cette direction: le 24 décembre, Ahmad al-Chareh a annoncé un accord entre tous les « groupes armés» de Syrie pour leur dissolution et leur intégration au ministère de la Défense. Cet arrangement n'inclut pas les FDS, considérées comme terroristes par Ankara du fait de la présence des Unités de protection du peuple (YPG), branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ennemi juré des Turcs.
Avant sa visite officielle, soumise à des considérations sécuritaires d'après la presse turque, Recep Tayyip Erdogan ne cache pas son enthousiasme. Devant les fidèles de son parti, il s'est dit fin décembre « ravi chaque fois (qu'il voit) le drapeau syrien libre à côté de (leur) propre drapeau à Alep, Damas, Hama, Homs, Deraa et Manbij». La mention de cette dernière n'est pas anodine c'est de cette ville du nord que les miliciens protures de l'ANS, en coordination avec Damas, espèrent lancer l'offensive finale contre les Kurdes.