La République islamique d’Iran est la marraine de la toile d’araignée milicienne. Que leurs actions soient coordonnées ou pas, les milices pèsent sur toute la région, analyse dans sa chronique Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
La guerre de Gaza va-t-elle déboucher sur un conflit régional ? Souvent posée, la question est aujourd’hui sans objet. La guerre qu’Israël mène contre le Hamas dans l’étroit territoire palestinien de Gaza, en Méditerranée orientale, a déjà « débordé ». Elle s’est internationalisée. Les missiles volent du détroit de Bab Al-Mandab, en mer Rouge, à la frontière israélo-libanaise, sans oublier la Syrie et l’Irak.
Pour se « rassurer », on observera que ces métastases du conflit israélo-palestinien sont le fait de milices, toutes parrainées par l’Iran, et non d’armées nationales. Les pays arabes ont proposé un plan de paix, auquel Israël n’a pas répondu. Et aucune des capitales arabes entretenant des relations diplomatiques avec l’Etat hébreu n’a décidé de les rompre par solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Au secours du Hamas, la branche islamiste du mouvement national palestinien, ceux qui se sont mobilisés appartiennent à ce qu’on appelle l’« axe de la résistance », un collectif milicien arabe, formé et entretenu par Téhéran.
Depuis sa naissance en 1979, la République islamique d’Iran se veut le porte-étendard le plus radical de la cause palestinienne, à la fois par conviction et pour séduire les opinions arabes. Mais elle n’entend pas aujourd’hui courir le risque d’être impliquée dans une confrontation directe ni avec Israël ni avec les Etats-Unis. Les deux groupes aéronavals dépêchés par le président Joe Biden en Méditerranée orientale y sont sans doute pour quelque chose.
L’heure est aux miliciens, aux structures non étatiques, érigées en acteur important de la scène moyen-orientale post-7 octobre 2023. Depuis trois mois, la milice libanaise Hezbollah échange quotidiennement des tirs avec Tsahal à la frontière entre l’Etat hébreu et son voisin du nord. Les milices irakiennes dites « de la mobilisation » populaire ciblent les bases américaines encore présentes en Syrie (900 hommes) et en Irak (2 500). Les Américains répliquent.
Toile d’araignée milicienne
La milice yéménite houthiste, qui contrôle le nord du pays, perturbe, à coups de drones et de missiles de croisière, le trafic en mer Rouge, suscitant une réponse des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Les houthistes ont un objectif : affermir leur stature dans un environnement arabe qui leur est hostile.
Ce ne sont « que » des milices, dira-t-on. Sauf qu’elles sont équipées comme des armées nationales : radars, missiles de toutes sortes, y compris engins balistiques, et drones de tout calibre. Cet arsenal, elles le fabriquent ou l’assemblent souvent toutes seules. On est loin de l’image d’une soldatesque dépenaillée faisant le coup de feu dans la rocaille.
Venant à l’aide de leur consœur du Hamas, les milices élargissent la guerre de Gaza, entretiennent la solidarité des opinions arabes avec les Palestiniens et affaiblissent les régimes. Elles s’entendent sur le même objectif : chasser les Etats-Unis du Moyen-Orient. Que leurs actions soient coordonnées ou pas, elles pèsent sur toute la région. Chaque nouvelle journée de guerre à Gaza résonne de la Méditerranée au golfe Arabo-Persique. Comment est né ce nouvel acteur autoproclamé « axe de la résistance » ?
Puissance chiite, la République islamique d’Iran est la marraine de la toile d’araignée milicienne. Au fil des ans et des soubresauts moyen-orientaux, Téhéran a développé une base militante dans les communautés chiites arabes du Liban, d’Irak, de Syrie et du Yémen. Non pas tant au nom de la cause palestinienne – elle fait partie de l’ADN du régime, mais sa popularité reste faible en Iran –, plutôt en relais d’influence dans un Moyen-Orient où la République islamique se veut une, sinon « la », puissance prépondérante.
On appuie, crée ou développe des formations politiques chiites arabes, qui disposent chacune d’une vraie implantation locale, et on les dote d’une branche militaire. Le duo « milices et missiles » est d’abord un instrument de projection de la puissance iranienne, celui qui dote Téhéran d’un droit de veto politique à Bagdad, Beyrouth, Damas ou Sanaa.
Image de grand protecteur
Bras armé de la théocratie iranienne, les gardiens de la révolution sont chargés de la nébuleuse milicienne. Le Hamas en est un peu l’enfant pauvre, parce que sunnite, mais l’enfant tout de même – financé, armé et conseillé par Téhéran. L’Iran était-il au courant de l’attaque du 7 octobre ? Probablement pas. Les gardiens de la révolution sont-ils en mesure de coordonner l’action du réseau milicien ? Pas sûr.
L’important pour Téhéran est de rester fidèle aux convictions affichées du régime, mais, plus encore, d’entretenir dans le monde arabe son image de grand protecteur de la cause palestinienne, cela sans entrer en conflit direct avec Israël ou les États-Unis. D’où l’intervention par milices interposées.
Toute la difficulté, pour l’Iran, vient de la marge d’autonomie dont disposent les milices, sans doute grande pour les houthistes, moins pour le Hezbollah, le Hamas ou les filiales irakiennes. L’arsenal de missiles (150 000 pièces) aux mains de la milice libanaise n’est pas au service de la défense du Hamas : capable de frapper lourdement les villes israéliennes, il sert à dissuader toute attaque contre les installations nucléaires de l’Iran.
La République islamique entend conserver intacte la puissance de feu de sa filleule libanaise. Mais comment rester maître d’échanges de tirs quotidiens qui peuvent dégénérer à tout moment ? L’histoire de la frontière libano-israélienne depuis les années 1970 le prouve : au Proche-Orient, ce sont les acteurs non étatiques qui provoquent les guerres entre Etats. L’« axe » sortira peut-être diminué de la bataille en cours. Pour l’heure, il dicte le tempo.