Sylvie Kauffmann, Editorialiste au « Monde »
Le président russe compte tirer parti de la crise au Proche-Orient, qui détourne l’attention de la guerre en Ukraine et nourrit le ressentiment contre « l’Occident collectif ». Un danger dont les Européens s’alarment, observe, dans sa chronique, Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».
Un conflit peut en cacher un autre. La guerre qui vient d’éclater entre Israël et le Hamas, et les risques d’embrasement de la région qu’elle fait redouter, a chassé une autre guerre des radars des médias, celle que mène la Russie en Ukraine depuis vingt mois. Pourtant, les deux crises se rejoignent, par les acteurs qui peuvent en tirer profit. Au premier rang d’entre eux : Vladimir Poutine. La raison la plus évidente pour laquelle cette nouvelle explosion au Proche-Orient vient à point nommé pour le président russe est que, pendant que les alliés de l’Ukraine se tournent avec effroi vers le sud, la Russie relance son offensive dans le Donbass.
Ces jours-ci, les forces russes pilonnent sans relâche la zone d’Avdiïvka, ville de 30 000 habitants qui en compte maintenant moins de 2 000 tant elle a souffert, pour tenter d’en déloger les défenseurs ukrainiens. Depuis 2022, tout le monde en Europe connaît les noms de Marioupol et de Bakhmout. Mais qui, aujourd’hui, a entendu parler d’Avdiïvka ?
La bataille y fait rage. « L’ennemi subit des pertes significatives, rapportait, lundi 23 octobre, le général ukrainien Oleksandr Syrsky, mais il reconstitue ses forces constamment à l’aide de troupes de réserve, notamment amenées de Russie. » Pas un mot sur les pertes ukrainiennes ; on les imagine sans peine. Samedi 21 octobre, un missile russe a tué six civils dans un centre de tri postal de Kharkiv. Silence radio. Depuis le début, Vladimir Poutine parie que l’opinion publique occidentale finira par se lasser de la guerre en Ukraine. Il ne pouvait rêver mieux qu’un nouveau palier dans l’horreur franchi au Proche-Orient.
Fracture
Il y a d’autres raisons, moins immédiates, pour lesquelles cette crise profite au président russe. Il a envahi l’Ukraine au nom d’un dessein impérial : la conquête d’une nation dont il nie l’existence en tant qu’Etat. Les opérations, sur le terrain, ne se sont pas passées comme il l’avait prévu ; la « nation qui n’existait pas » a résisté, soutenue par les démocraties occidentales. Sur le front diplomatique en revanche, la Russie a rencontré moins de résistance : la guerre a mis en évidence une fracture entre ces démocraties, persuadées de défendre, avec l’Ukraine, le droit international, et une partie des Etats du reste du monde qui n’y voient qu’un conflit européen et une nouvelle preuve de l’hypocrisie occidentale, assise sur le « deux poids, deux mesures ».
La solidarité spontanée des pays occidentaux avec Israël après les massacres du 7 octobre a aggravé cette fracture, surtout lorsque l’armée israélienne a mis en place le blocus de Gaza, ordonné l’évacuation de sa population du nord vers le sud et commencé à bombarder le territoire.
Le 19 octobre, le président Joe Biden a lié, dans un discours à la nation, les crises de l’Ukraine et d’Israël pour demander au Congrès le déblocage de 100 milliards de dollars (94 milliards d’euros) de fonds d’urgence pour aider ces deux pays. Etablir ce lien visait à obtenir l’accord global des républicains, réticents à aider l’Ukraine mais très mobilisés sur Israël. Mais ce lien est à double tranchant.
Le lendemain, le président américain recevait à la Maison Blanche les dirigeants de l’Union européenne (UE). A la fin de l’entretien, Josep Borrell, qui dirige la diplomatie de l’UE, s’est longuement ouvert de son inquiétude sur la montée de la colère antioccidentale, constatée par les ambassades de l’UE dans les pays du Sud depuis le 7 octobre et précisément alimentée par l’accusation du « deux poids deux mesures » : comment, demandent ces critiques, prétendre rallier l’opinion mondiale face aux violations du droit international par la Russie en Ukraine, puis soutenir Israël qui bombarde Gaza ? Le rêve de Vladimir Poutine est que cette colère gagne le cœur même des sociétés européennes multiethniques.
On pourra toujours arguer que l’invasion de l’Ukraine n’a pas été déclenchée par le massacre de 1 400 civils ni assortie d’une prise d’otages. Joe Biden pourra toujours, pour mettre en garde les dirigeants israéliens, reconnaître les erreurs que l’esprit de vengeance a fait commettre à son pays après le 11-Septembre. Peine perdue, le ressentiment submerge les faits. Et lorsque, au Conseil de sécurité de l’ONU, les Etats-Unis mettent, seuls, leur veto à une résolution brésilienne en faveur d’un cessezle-feu à Gaza, la confusion est totale : jusqu’ici, la technique du veto était une spécialité russe. « Tout cela va nous compliquer la tâche », se lamente un diplomate à Bruxelles, où l’on mène depuis des mois des efforts méritoires pour « ne pas perdre le Sud global ». Au Kremlin, Vladimir Poutine se frotte les mains.
Il se les frotte d’autant plus que l’explosion de violence entre Israël et le Hamas permet de renverser le « narratif colonial » que l’Ukraine essaie de coller à la Russie, empire éclaté s’emparant d’une de ses anciennes possessions pour la recoloniser. Car lorsque des colons israéliens chassent manu militari les Bédouins palestiniens des collines de Cisjordanie, lorsque plus de 90 Palestiniens sont tués depuis le 7 octobre dans ces territoires, dans la bataille des récits, l’argument colonial bascule de l’autre côté.
Tout ne se présente pas aussi bien pour Vladimir Poutine. En refusant de condamner le Hamas pour les massacres du 7 octobre – Hamas dont il a reçu deux fois les dirigeants à Moscou depuis le début de la guerre en Ukraine –, il a renoncé à sa posture d’équilibre avec Israël. De retour dans la région depuis son intervention en Syrie en 2015, la Russie a profité du repli américain. Mais si la nouvelle flambée des tensions au Proche-Orient conduit les Etats-Unis à s’y réinvestir, Moscou aura du mal à se maintenir sur ce front tout en faisant la guerre en Ukraine. Xi Jinping, le président chinois, est plus prudent. Il se tient militairement à distance de cette région explosive, en se félicitant qu’elle occupe les Américains.