Mohammad-Reza Djalili Politiste et Clément Thermes. Sociologue - Le Monde
Plus de quarante ans d’investissements politiques, idéologiques, financiers et militaires de Téhéran sont remis en cause par l’opération militaire israélienne, analysent, dans une tribune au « Monde », les spécialistes de l’Iran
L’élimination du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, constitue un recul significatif pour la République islamique au Moyen-Orient et au-delà. En effet, le groupe libanais est plus qu’un auxiliaire (proxy) pour Téhéran : il est à la fois un partenaire stratégique, un allié idéologique et un vecteur de la projection de l’influence de Téhéran sur les scènes régionale (le Moyen-Orient) et internationale (Amérique latine et Afrique).
Ces liens entre les révolutionnaires khomeynistes et le Liban sont d’ailleurs antérieurs à la Révolution islamique de 1979. Dès les années 1970, les forces islamistes et marxistes iraniennes ont tissé des liens au Liban, non seulement avec la communauté chiite libanaise, mais également avec les forces nationalistes palestiniennes alors présentes au Liban. De plus, la création du Hezbollah est un projet qui précède l’émergence de l’« axe de résistance », au début des années 2000, en réponse au discours du président George W. Bush sur l’« axe du Mal ».
Depuis sa création, en 1982, le Hezbollah a toujours été un élément central de la politique régionale de Téhéran, qui s’est fixé comme priorité de jouer un rôle dans le conflit israélo-palestinien. Il fait partie intégrante du projet idéologique des dirigeants de la République islamique de présenter la défense de la cause palestinienne comme un principe fondateur de l’islam politique khomeyniste auprès des opinions publiques du monde arabe. Cette instrumentalisation du Hezbollah pour projeter l’idéologie khomeyniste au-delà des frontières iraniennes en fait un partenaire exemplaire : sa trajectoire politico-religieuse est ainsi présentée comme un modèle à reproduire dans la région, auprès des communautés chiites irakiennes, notamment.
La disparition d’Hassan Nasrallah constitue donc pour Téhéran la perte de son plus fidèle représentant au sein du monde arabe, mais aussi l’affaiblissement politico-militaire de la composante, la plus importante, de son réseau d’influence régional. Hassan Nasrallah a aussi le titre de vakil (représentant) du Guide suprême, Ali Khamenei, au Liban.
Un relais décisif
Le Hezbollah fait partie de la structuration du réseau d’influence. Il est plus qu’un exécutant, il est un coordinateur et un cogestionnaire des projets de Téhéran au Moyen-Orient, en particulier, à partir des années 2010 et de sa participation au confit syrien, d’abord, et à la guerre du Yémen, ensuite. Le Hezbollah joue un rôle accru dans le renforcement des houthistes tant sur le plan militaire que de la formation ou de la propagande. Ainsi, le Hezbollah constitue aussi un relais décisif pour la projection de l’influence de la République islamique au-delà de ses frontières.
Par ailleurs, son poids stratégique aux avant-postes dans le conflit qui oppose Téhéran et TelAviv en fait une sentinelle dans la doctrine militaire de la « défense en avançant » (forward defense) de la République islamique face à Israël. L’affaiblissement du Hezbollah signifie donc une moindre capacité de dissuasion pour la République islamique dans la perspective d’une possible intervention militaire israélienne ou américaine visant son territoire.
Enfin, dans la guerre informationnelle conduite par Téhéran, sur la scène internationale, le Hezbollah est un relais pour le discours et les actions clandestines de Téhéran, au-delà de la sphère régionale, notamment en Afrique et en Amérique latine. Après l’élimination du chef politico-religieux du Hezbollah et d’une partie importante de son commandement militaire, la République islamique se trouve désormais dans une impasse stratégique, entre un désir de vengeance et la nécessité d’assurer la survie de son système. L’objectif de Téhéran est de répondre à cette élimi nation en rétablissant une forme de dissuasion conventionnelle face à Israël. Pour ce faire, il apparaît nécessaire, au cours des prochains mois, de limiter l’affaiblissement militaire du principal maillon de l’« axe de la résistance », sans pour autant provoquer une réponse militaire directe des Etats-Unis, qui entraînerait le pays dans un conflit plus large.
Une absence de réponse de Téhéran face à Israël serait le signe d’une crise de crédibilité de la République islamique auprès de ses partenaires régionaux, qu’il s’agisse des milices chiites en Irak, des houthistes au Yémen ou des soutiens syriens à l’agenda régional iranien. A l’inverse, l’entrée de Téhéran dans une escalade militaire régionale, outre le risque d’un conflit militaire direct avec Washington, signifierait la fin des espoirs portés par le nouveau président « modéré », Massoud Pezeshkian, d’améliorer les conditions économiques du pays. Un nouvel échec économique risquerait aussi d’entraîner le pays dans un nouveau cycle de manifestations et de répressions.
Le risque serait alors grand pour le régime de voir les conséquences, à l’intérieur des frontières iraniennes, de l’affaiblissement régional de son appareil de sécurité. Certes, en République islamique, les Iraniens ne disposent pas de la possibilité de s’exprimer dans les médias officiels sur les questions de politique étrangère. Il n’en reste pas moins que, depuis le début des années 2000, on entend, dans les manifestations populaires, le même slogan : « Ni Gaza ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran ».
Quelle que soit la réaction iranienne à la mort de Hassan Nasrallah, le Hezbollah, fleuron du réseau d’influence de Téhéran, se trouve in fine, avec son décès, durement et durablement affaibli. Ainsi, plus de quarante ans d’investissements politiques, idéologiques, financiers et militaires de la République islamique sont remis en cause par une opération militaire israélienne en quelques jours. Les discours officiels qui présentent la disparition du chef du Hezbollah comme une victoire politique de l’« axe de la résistance » et célèbrent le « martyre » de Nasrallah risquent de se heurter à une nouvelle forme de réalité : le début de la fin du projet idéologico-politique de la République islamique au Moyen-Orient.