En annonçant, mardi 7 janvier, des changements dans la politique de modération des contenus sur Facebook et Instagram, Mark Zuckerberg marque un revirement symbolique. Il rejoint les grands patrons de la tech au nom, officiellement, de la liberté d’expression.
Par Arnaud Leparmentier (New York, correspondant). LE MONDE.
Les uns après les autres, les grands patrons de la tech américaine se rangent derrière Donald Trump et celui qui est, de facto, devenu son principal collaborateur politique, le libertarien Elon Musk, patron de Tesla, de SpaceX et du réseau social X.
Dernier en date : Mark Zuckerberg. A moins de deux semaines de l’investiture du républicain pour un second mandat, le fondateur de Meta – société valorisée 1 600 milliards de dollars (1 500 milliards d’euros) en Bourse, avec ses applications Facebook, Instagram, WhatsApp – a annoncé, mardi 7 janvier, un virage majeur de son groupe en direction de la galaxie Trump. Officiellement au nom de la liberté d’expression. « Les récentes élections semblent être un point de bascule culturel vers une nouvelle priorité accordée à la liberté d’expression », assure-t-il ainsi dans une vidéo.
Pour ce faire, l’entrepreneur a annoncé le retour des sujets politiques sur ses plateformes, qui accueillent sur la planète 3,3 milliards d’utilisateurs actifs, et la suppression du fact-checking. « Nous avons atteint un point où il y a trop d’erreurs et trop de censure. Nous allons nous débarrasser des fact-checkers et les remplacer par des notes communautaires similaires à X », a expliqué Mark Zuckerberg, alors que les grandes plateformes font l’objet de la défiance de l’électorat trumpiste. Instaurée sur X par Elon Musk, cette méthode permet aux internautes d’ajouter un commentaire à un tweet jugé inexact. Selon M. Zuckerberg, les fact-checkers, accusés d’être politiquement marqués à gauche, ont été « trop biaisés » et ont « détruit plus de confiance qu’ils n’en ont créée, en particulier aux Etats-Unis ».
L’entreprise va donc déplacer ses équipes de modération de contenus de Californie, bastion du progressisme démocrate, vers le Texas, un Etat profondément républicain et conservateur. C’est ici qu’Elon Musk, en rupture avec les démocrates de la Silicon Valley, avait choisi de déménager le siège de Tesla lors de la pandémie de Covid-19.
ÉVOLUTION SPECTACULAIRE
L’alignement avec le patron de SpaceX ne s’arrête pas là. Comme Elon Musk, qui multiplie les ingérences politiques ces temps derniers au Royaume-Uni et en Allemagne, notamment au nom de la liberté d’expression, Mark Zuckerberg s’en prend violemment à l’Union européenne, accusée d’adopter « un nombre toujours croissant de lois institutionnalisant la censure » et de rendre « difficile la construction de quoi que ce soit d’innovant ».
Et comme Elon Musk, qui s’est battu avec la Cour suprême du Brésil, qui exigeait qu’il désactive des comptes X jugés insurrectionnels, le fondateur de Meta dénonce les « tribunaux secrets » d’Amérique du Sud.
« Nous allons travailler avec le président Trump pour faire pression sur les gouvernements du monde entier qui s’en prennent aux entreprises américaines et poussent à une censure accrue », a déclaré M. Zuckerberg.
L’évolution est spectaculaire pour celui qui avait banni de ses réseaux sociaux Donald Trump après l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Facebook avait été accablé de tous les maux par le républicain. En août 2024 encore, le candidat du Grand Old Party avait écrit que Mark Zuckerberg « passerait le reste de sa vie en prison » s’il tentait de s’immiscer dans les élections américaines de novembre.
Le climat s’est fortement réchauffé lorsque le patron de Meta a rompu avec l’administration de Joe Biden, accusée de pressions multiples. Dans une lettre au Congrès, envoyée le 26 août 2024, M. Zuckerberg a reconnu avoir fait l’objet de pression de la police fédérale (FBI) pour supprimer, en 2020, une enquête du tabloïd New York Post sur le fils de Joe Biden, Hunter. Celui-ci avait été condamné pour port d’arme illégal sous l’emprise de la drogue et était prêt à plaider coupable pour fraude fiscale avant d’être gracié par son père, fin 2024. « Depuis, il a été clairement établi qu’il ne s’agissait pas de désinformation russe et, rétrospectivement, nous n’aurions pas dû rétrograder l’article », regrettait M. Zuckerberg.
Mais c’est surtout à propos de la crise liée au Covid-19 que le ressentiment semble le plus remarquable. « En 2021, de hauts responsables de l’administration Biden, y compris de la Maison Blanche, ont fait pression à plusieurs reprises sur nos équipes, pendant des mois, pour censurer certains contenus liés au Covid-19, notamment l’humour et la satire », écrit Mark Zuckerberg, qui estimait que « la pression du gouvernement était injustifiée ».
La bascule s’est accélérée après l’élection de Donald Trump, en novembre 2024. Mark Zuckerberg s’est rendu, dès la fin novembre, avec ses équipes à Mar-aLago, la résidence du président élu, à Palm Beach, en Floride. Il a offert au républicain une paire de lunettes Ray-Ban « intelligentes » et a décidé de financer sa cérémonie d’investiture, le 20 janvier, à hauteur de 1 million de dollars.
PÈLERINAGE À MAR-A-LAGO
Les grands magnats de la tech ont suivi le même chemin. Ainsi en est-il de Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et propriétaire du Washington Post, autrefois accablé systématiquement par Donald Trump pendant son premier mandat (2017-2021). Il rendait M. Bezos responsable du contenu éditorial très critique du quotidien. « Il utilise The Washington Post pour accroître son pouvoir afin que les politiciens de Washington ne taxent pas la société Amazon comme elle devrait l’être », avait accusé le locataire de la Maison Blanche.
M. Bezos, lui, se plaignait de représailles politiques : dans un procès en 2019, Amazon avait affirmé avoir perdu un contrat de cloud computing (« informatique dématérialisée ») de 10 milliards de dollars avec le Pentagone au profit de Microsoft, parce que Donald Trump avait utilisé « des pressions inappropriées… pour nuire à son ennemi politique perçu », Bezos.
Mais 2024 n’est pas 2016, et Jeff Bezos a fait un geste. D’abord en torpillant la prise de position éditoriale du Post en faveur de la démocrate Kamala Harris, invoquant la crédibilité du journal. « Les soutiens présidentiels créent une perception de parti pris. Une perception de non-indépendance, a justifié Jeff Bezos. La plupart des gens pensent que les médias sont partiaux. Quiconque ne voit pas cela prête peu d’attention à la réalité. » Et, comme les autres, il a fait un pèlerinage à Mar-a-Lago, où il a dîné juste avant Noël avec Donald Trump, en compagnie de l’inévitable Elon Musk, son rival absolu dans la conquête de l’espace. « Nous avons eu un très bon échange », a écrit, sur X, le patron de SpaceX.
Jeff Bezos va, lui aussi, financer la cérémonie d’investiture de M. Trump, qui sera diffusée en streaming avec Amazon. Et, dans ce monde fait de népotisme, la chaîne conservatrice Fox News a révélé, dimanche 4 janvier, que la multinationale était en train de produire « un film documentaire, destiné à une sortie en salle et en streaming, qui donnera aux téléspectateurs un aperçu sans précédent des coulisses de la First Lady, Melania Trump », selon un communiqué de la firme de M. Bezos.
Sam Altman, le fondateur d’Open AI, lié à Microsoft et combattu par Elon Musk, va aussi financer la cérémonie d’investiture de Donald Trump. Le président élu s’est d’ailleurs amusé de cette effervescence, en décembre 2024 : « Pendant mon premier mandat, tout le monde me combattait. Pendant ce mandat, tout le monde veut être mon ami. Je ne sais pas, ma personnalité a changé ou quelque chose comme ça. »
Une des explications est à chercher chez Tim Cook. Le patron d’Apple est en bons termes avec le républicain depuis son premier mandat. En 2017, il avait facilité la tâche de Donald Trump, lors de sa réforme fiscale, en rapatriant les quelque 250 milliards de dollars de capitaux localisés à l’étranger et en payant 40 milliards de dollars d’impôts. Discrètement, M. Cook avait négocié que les droits de douane imposés à la Chine n’affectent guère Apple, qui y assemble l’essentiel de ses produits.
L’an passé, Tim Cook avait aussi alerté le républicain sur les soucis de la tech, à en croire le récit que ce dernier en a fait, le 17 octobre, en pleine campagne présidentielle. « [Tim Cook] m’a dit que l’Union européenne venait de [lui] infliger une amende de 15 milliards de dollars. Et qu’en plus de cela elle leur infligeait une amende de 2 milliards de dollars supplémentaires », racontait alors Donald Trump, citant une conversation avec l’entrepreneur. « Tim, je dois être élu en premier… Mais je ne vais pas les laisser profiter de nos entreprises. Cela n’arrivera pas », assurait-il avoir déclaré au patron d’Apple.
OFFENSIVE ANTIEUROPÉENNE
A part Elon Musk, qui affiche ses convictions libertariennes aux confins de l’extrême droite, on ignore si les patrons de la tech s’alignent derrière Donald Trump par conviction idéolo gique. Après le mandat très à gauche de Joe Biden, l’agenda probusiness du président élu (déréglementation, baisses d’impôts) leur est favorable et ils en ont besoin sur trois fronts : celui de l’Europe, celui de la Chine et sur celui du front intérieur.
Le cas européen est le plus flagrant. Le ralliement de la tech semble être le prélude à une offensive antieuropéenne contre les amendes et les diverses taxes décidées par la Commission européenne – vues comme un moyen de piller les entreprises améri caines – et surtout contre des réglementations jugées comme entravant l’innovation. Si les géants de la tech se sont pliés aux règles sur la protection des données, ils semblent être en passe d’opposer un non ferme sur une réglementation estimée excessive de l’intelligence artificielle, tant l’affaire est considérée comme majeure dans ses implications aux Etats-Unis.
Deuxième sujet : la Chine. La Silicon Valley, à commencer par Apple, veut limiter les embargos technologiques et les droits de douane qui empêchent son développement.
Enfin, la dimension interne. La tech a besoin d’énergie pour alimenter ses data centers et assurer le développement de l’intelligence artificielle, et elle compte sur Donald Trump. C’est ce qu’a déclaré, en décembre 2024, le patron de Google, Sundar Pichai, qui, lui aussi, s’est rendu à Mar-a Lago. « L’une des contraintes pour l’IA pourrait être l’infrastructure dont nous disposons dans ce pays, notamment l’énergie. Je pense qu’il y a des domaines dans lesquels [Donald Trump] réfléchit et s’engage à faire une différence », a estimé M. Pichai.
Reste la question de l’antitrust. Donald Trump, lors de son premier mandat, avait lancé l’assaut sur les géants de la technologie, mais cette politique a été amplifiée par Lina Khan, égérie de la gauche américaine et patronne de l’agence antitrust aux Etats-Unis (Federal Trade Commission, FTC). Elle a multiplié, avec le ministère de la justice, les procès. L’administration Biden exige actuellement le démantèlement de Google.
Le président élu a donné un premier gage en nommant Andrew Ferguson à la tête de la FTC. Ce juriste, qui a travaillé à la Cour suprême, a, comme Donald Trump ou Elon Musk, une obsession : la liberté d’expression. « A la FTC, nous mettrons un terme à la vendetta des géants de la technologie contre la concurrence et la liberté d’expression. Nous veillerons à ce que l’Amérique soit le leader technologique mondial et le meilleur endroit pour que les innovateurs puissent donner vie à de nouvelles idées », a écrit Andrew Ferguson, sur X, lors de sa désignation par Donald Trump. Le programme est en train d’être déroulé.