Asma Mhalla : «Elon Musk a dépassé son statut de technologue, et s'est transformé en acteur politique»

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Asma Mhalla : «Elon Musk a dépassé son statut de technologue, et s'est transformé en acteur politique»
الجمعة 16 أغسطس, 2024

ENTRETIEN - Si l’entretien avec Donald Trump diffusé lundi 12 août sur X, a révélé au grand jour les ambitions d’Elon Musk, il illustre aussi les relations ambiguës qu’entretiennent les géants du numérique avec le pouvoir politique, analyse la docteur en études politiques*.

LEFIGARO.–Lundi 12 Août, Elon Musk s’est entretenu avec Donald Trump sur son réseau social, à l’occasion du retour de l’ancien président sur X. Comment analysez-vous cette séquence? Pourquoi Elon Musk cherche-til à s’impliquer dans la campagne présidentielle ?

ASMA MHALLA.– Depuis le rachat de Twitter, Elon Musk a dépassé son statut de technologue et s’est transformé en acteur politique, à la jonction de nos enjeux géopolitiques et démocratiques. Le choix de s'entretenir publiquement avec un leader politique n’est pas nouveau, Elon Musk avait déjà échangé avec Ron DeSantis lorsque ce dernier souhaitait se présenter l’année dernière. Le patron de XCorp s’est auto radicalisé ces deux dernières années. Il n’est pas le seul: une partie de l’élite technologique de la Silicon Valley s’est rapprochée des idées de la New Right, dont le trumpisme est une traduction. Elon Musk souhaite ouvertement jouer un rôle dans l’architecture démocratique américaine. Dans leur conversation, il sous-entend qu’il pourrait participer à l’Administration Trump, si ce dernier est réélu. Le patron de X ne pourrait pas devenir président des États-Unis puisqu’il est né en Afrique du Sud, mais il souhaite s'impliquer davantage en politique. Cet entretien est un moyen d’affirmer son ambition. Avec X, il a acquis un espace public pour promouvoir des idées complotistes et réactionnaires. Ce faisant, il privatise deux biens communs intangibles: laliberté d’expression, qu’il maltraite, et nos démocraties.

Dans votre livre Technopolitique, vous dites sur Elon Musk: «Bien plus que n’importe quel autre patron de la Silicon Valley, il symbolise l'avènement des liaisons ambivalentes entre BigTech et États.» Cette conversation en est-elle l’illustration?

Elle l’illustre parfaitement. Elon Musk est un acteur hybride, à la jonction des questions technologiques et politiques, ce que j’appelle la «technopolitique». Aujourd’hui, la dynamique des BigTech et celle des Big States, ces États qui utilisent les géants technologiques pour alimenter leur politique de puissance, s’enchevêtrent. Les partenariats entre le public et le privé, comme celui entre la Nasal et SpaceX, ou entre Palantir et le Pentagone, en sont un exemple. En fonction de la couleur de l’Administration, la nature ambivalente de leurs interdépendances peut être plus ou moins accentuée avec un point d’achoppement: la question de la régulation de leur business. Deux séquences récentes ont démontré l’insuffisance de nos réponses institutionnelles face à ces acteurs systémiques hybrides. La semaine dernière, Elon Musk attisait la haine sur les réseaux sociaux en parlant de «guerre civile» à propos des émeutes au Royaume-Uni, entrant dans un bras de fer direct avec Downing Street. La même semaine, on apprenait que deux astronautes américains étaient bloqués sur l’ISS suite à des avaries de Starliner le vaisseau de Boeing. La Nasa a dû finir par admettre le problème, envisageant sérieusement de solliciter SpaceX pour les rapatrier dans quelques mois. Elon Musk est à la fois un agent hautement perturbateur et une solution de redondance indispensable, l’Ukraine avec Starlink l’avait déjà démontré. Nous ne savons pas encore réagir face à cette schizophrénie. Les anciens garde-fous, les institutions du XXe siècle, ne sont plus véritablement opérants parceque les acteurs ont changé, les formes de pouvoir ont évolué.

Six ans après le scandale Cambridge Analytica, les réseaux sociaux se sont-il simposés comme un espace décisif pour le débat politique américain?

Les réseaux sociaux sont un espace décisif pour le débat politique en général, pas seulement aux États-Unis. Les réseaux sociaux, en particulier X dans le domaine politique, et TikTok, exercent une influence considérable.Ils sont devenus des espaces publics scrutés. En 2016, Analytica était un signal avant-coureur, mais depuis l'assaut du Capitole, on réalise le continuum entre réel et virtuel, alimenté par les algorithmes et les idéologues comme Trump ou Musk et les autres. Les réseaux sociaux sont l’un des points de jonction entreles mobilisations en ligne et le passage à l'acte.

Que dire du retour de Trump sur X alors qu’il avait lui-même créé son propre réseau social, TruthSocial?

En matière de politique (au sens«policy») des réseaux sociaux, Donald Trump n’a aucune colonne vertébrale. Alors qu’il avait lancé une campagne contre TikTok, considéré comme une plateforme de déstabilisation et de cyberespionnage aux mains de Pékin, il a récemment changé d'avis. À l'origine, Donald Trump était proche de Mark Zuckerberg. Entre-temps, il a affirmé que Facebook était un «ennemi du peuple», et s’est tourné vers TikTok,un concurrent. Trump a aussi oublié de dire que l’un de ses donateurs potentiels est actionnaire de ByteDance, la maison mère de TikTok. Ses intérêts et ses inimitiés personnels dépassent les enjeux de sécurité nationale, cequi est très dangereux. Aujourd’hui, Donald Trump s’est rapproché d’Elon Musk, ce qui expliqueson retour sur X. De plus, le patron de X a fait évoluer sa politique de modération pour la transformer progressivement en une structure de «l’alternative tech», c’est-à-dire des microforums de suprémacistes, racistes… La fréquentation du réseau social, et sa faible modération sont devenues électoralement intéressantes pour Donald Trump qui élargit ainsi son audience.

Avant l'interview, le commissaire européen chargé du Marché intérieur et du Numérique, Thierry Breton, a souhaité rappeler l’impératif de modération au patron de X. L’Union européenne a-t-elle les moyens de dicter ses conditions aux géants de la tech?

La réglementation européenne sur les services numériques, le Digital Services Act, a permis de poser un cadre juridique aux questions de modération et de responsabilité des réseaux sociaux. En démocratie, untel texte était nécessaire pour nos États de droit. Cependant, la question de son application se pose aujourd’hui. Si la réglementation permet de lancer des enquêtes en cas de manquement, celles-ci prennent du temps, or un contenu peut devenir viral en quelques secondes à peine. Si nous posons la question en termes juridiques, alors la réglementation est robuste, mais si nous la posons en termes d’efficacité opérationnelle, alors nous sommes loin de nous imposer face auxBig Tech.
Thierry Breton a eu tort d'envoyer une lettre publique à Elon Musk, alors qu’il savait que le patron de X ne respecterait pas l’obligation de modération. Il s’agit d’un aveu de faiblesse. Cet événement donne une mauvaise image non pas de Musk mais de nous, de nos faiblesses structurelles.

*Asma Mhalla est docteur en études politiques, et chercheuse au Laboratoire d'anthropologie politique de l'EHESS. Elle est spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques du numérique, et a récemment publié Technopolitique : comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024).