REPORTAGE - Les victimes, souvent jeunes, ont été opérées des yeux et souvent amputées, par des équipes médicales qui n’ont pas arrêté de travailler depuis le début de la soirée du mardi 17 septembre.
Par Muriel Rozelier, Le Figaro
À l’hôpital Rizk d’Achrafié, la foule qui s’agglutine dans le patio central n’est pas tout à fait habituelle. Beaucoup d’hommes en noir, casquette vissée sur la tête, regards interrogateurs : des partisans du Hezbollah. Beaucoup de femmes aussi, celles à l’ample abaya noire, des partisanes du mouvement chiite libanais, ou celles portant les parures plus colorées des matrones de la banlieue sud de Beyrouth. Devant le nombre de victimes de bipeurs le 17 septembre - plus de 3000 blessés -, le réseau médical du Hezbollah a été débordé et a mis à contribution l’ensemble du secteur hospitalier du pays.
«On m’a dit que mon fils était chez vous », s’enquiert un homme visiblement inquiet à l’accueil de l’hôpital, où se pressent parents et proches des victimes des bipeurs. « Vers 16 heures (heure de Beyrouth, NDLR), explique le cardiologue Georges Ghanem, on a reçu un coup de fil du ministère de la Santé nous avertissant qu’il y avait un gros problème avec beaucoup de blessés. On nous a parlé d’un problème de bipeurs, mais, sur le moment, on n’apas bien compris. Le plan d’urgence a été mis en place : tous les médecins et le personnel soignant ont été rappelés; les urgences vidées et des lits ouverts», détaille celui qui dirige la cellule de crise de l’hôpital depuis l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020.
Depuis plusieurs semaines, les hôpitaux libanais s’étaient préparés à une possible généralisation du conflit entre Israël et le Hezbollah, et les mesures prises ont aidé le personnel médical à faire face. «Nous avons des réserves pharmaceutiques pour six mois désormais : on n’a manqué de rien », précise le docteur Ghanem.
Il n’a cependant pas fallu longtemps avant que l’établissement d’une centaine delits ne soit submergé, obligé de refuser des victimes en fin de soirée mardi, comme le reste des grands hôpitaux de la capitale, ceux du sud-Liban comme ceux de la Bekaa. «Les urgences étaient pleines; les salles d’opération ont travaillé jusqu’au petit matin. Dans certaines spécialités, comme l’ophtalmologie– de nombreux patients sont arrivés avec des traumatismes et des lésions extrêmement graves des globes oculaires-, les médecins sont toujours sur le pont», dit le médecin.
«La solidarité a été exemplaire»
L’hôpital Rizk a pris en charge une quarantaine de cas majeurs sur les 300 recensés par le ministère de la Santé, ne déplorant qu’un seul décès au sein de l’établissement. Au total, douze personnes sont cependant décédées dont deux enfants de 8 et 11 ans. «En chiffres, cette tragédie est peut-être moins importante que celle du 4 août 2020, lors de l’explosion au port de Beyrouth, ou que la guerre de 2006. Mais le fait que les blessures soient très largement identiques, qu’elles exigent le même type d'opération en même temps, ça, c’est du jamais-vu et cela nous a malheureusement saturés très vite», précise le docteur Ghanem.
Beaucoup des patients ont fini amputé d’une main ou d’un bras. Pour les yeux, «c’est encore trop tôt pour dire s’ils perdront la vue partiellement ou intégralement. C’est malheureusement probable pour certains», renchérit l’ophtalmologiste Jammal Bleik, avant de regagner la salle d’opération où l’attend une énième victime du 17 septembre.
Dans les couloirs, débutant sa tournée, Hussein fait le point avec l’équipe médicale du LAUMC-RH. Pas question de parler, explique celui qui assure depuis la veille les contacts discrets entre le Hezbollah et l’administration de l’hôpital. Pas question non plus d’autoriser la presse à rencontrer des blessés. «Il en va de leur sécurité : on ne peut pas permettre leur identification», explique-t-il, en apparence navré.
Le Hezbollah, qui a demandé que le nom des victimes ne soit pas enregistré officiellement, espère les rapatrier au plus vite dans des établissements de son réseau. Et ce, afin d’assurer les soins post-opératoires dans de meilleures conditions sécuritaires, selon ses critères. Dans l’ascenseur, qui redescend vers le jardin de l’hôpital, un jeune combattant du Hezbollah, visiblement sonné, un masque chirurgical lui mangeant le visage, est embarqué pour des examens complémentaires. Sa fiche, attachée au brancard, indique qu’il a été blessé à l’aine et à la poitrine. «Les pauvres, murmure une infirmière quand il sort. Tous ne sont que des mômes : pas un n’a plus de 25 ans.»
C’est d’ailleurs ce qui explique la colère qui gronde contre «l’ennemi sioniste», dans les régions chiites. Dans certains villages du Sud-Liban, où les bombardements israéliens s’étendent et se généralisent depuis plusieurs mois, ce sont la moitié voire les trois quarts de la jeunesse locale qui a été fauchée lors de cette opération massive, attribuée aux services de renseignements israéliens.
«Au Sud comme à Beyrouth, la solidarité a été exemplaire», témoigne Ali Neaam, le directeur du vieil hôpital gouvernemental de Tyr, niché dans le camp de réfugiés palestiniens d’al-Bass, à l’entrée de la ville. Ses services, pourtant appauvris par la crise économique, ont pris en charge 25 blessés. Un seul cas grave lui a été envoyé. «Mais les gens du Sud ont soif de vengeance, la rue bouillonne même si les gens se conformeront aux ordres du Sayyed (surnom de Nasrallah, le chef duHezbollah, NDLR)»,ajoute-t-il.
Justement, Hassan Nasrallah doit parler ce jeudi en fin d'après-midi. On saura alors s’il parvient à se sortir de l’impasse stratégique dans laquelle cette guerre semble enfermer le mouvement qu’il dirige : répondre, au risque encore et toujours de provoquer une guerre généralisée, ou attendre, et perdre sa crédibilité en même temps que sa capacité de dissuasion.