En marge du conflit Israël-Hamas, les rebelles houthistes du Yémen, proches du régime islamique de Téhéran, jouent les perturbateurs dans le détroit de Bab-El-Mandeb. Une pression qui ne devrait pas s’arrêter de sitôt.
Par Hamdam Mostafavi ' L'Express
Sous un soleil de plomb et devant une armée d’hommes en uniforme beige, les véhicules militaires se succèdent sur la place al-Sabeen, au cœur de la capitale yéménite Sanaa. En ce 21 septembre, les houthistes célèbrent le neuvième anniversaire de leur prise de pouvoir sur la ville, et sur toute une partie du pays, le nord-ouest, qui abrite les deux tiers de la population. Il faut un œil averti pour saisir que dans cette série de missiles, drones, roquettes et autres équipements que l’establishment militaire fait parader, la plupart des armes ne sont pas yéménites mais bien iraniennes. Un arsenal fourni, impressionnant, moderne, comme le confirme Fabian Hinz, chercheur à l’IISS (Institut international pour les études stratégiques) et spécialiste de la question des missiles au Moyen-Orient. "La grande majorité des systèmes de missiles qu’ils possèdent aujourd’hui, à la fois anti-navires et sol-sol sont d’origine iranienne", confirme-t-il.
Et ces drones et ces missiles, les navires internationaux n’ont cessé de s’y frotter depuis la mi-octobre. Les rebelles houthistes se sont mobilisés en effet dans la défense des Palestiniens, affirmant que "les navires appartenant ou traitant avec l’ennemi israélien deviendront une cible légitime" en mer Rouge. Dont des bateaux battant pavillon français : dans la nuit du 9 décembre, la frégate multi-missions (FREMM) Languedoc a dû effectuer des tirs de missiles antiaériens Aster 15 pour abattre des drones qui se dirigeaient droit sur elle. Un événement inédit pour la Marine française. Deux jours plus tard, les Français font de nouveau feu, cette fois-ci pour protéger un pétrolier norvégien. Le 16 décembre, un destroyer américain a dû abattre 14 drones. Ce ne sont que quelques-unes des attaques qui se sont déroulées près du détroit de Bab-el-Mandeb, entre Djibouti et le Yémen, une zone d’une largeur de 27 kilomètres qui voit transiter 40 % du commerce international.
"Pour les houthistes, c’est le lieu idéal pour une démonstration de leur force", explique Fabian Hinz. En effet, ils sont à plus de 1 600 kilomètres d’Israël et tous les drones et missiles lancés en cette direction sont vite neutralisés. Leur pouvoir de nuisance est bien plus fort en mer Rouge. Quelque 20 000 navires circulent chaque année sur cette "autoroute" maritime reliant la Méditerranée à l’Océan indien. Mais ce nombre devrait se tarir très rapidement. Plusieurs géants du commerce maritime, dont l’armateur français CMA-CGM ont annoncé qu’ils ne passeraient plus par là, jusqu’à ce que le passage soit "sûr".
Mais cela peut s’avérer long. Car il n’est pas facile de vraiment frapper les rebelles houthistes, même si la ministre des Affaires étrangères française Catherine Colonna a affirmé le 17 décembre que les attaques "ne peuvent rester sans réponse".
"Ces attaques demeurent peu risquées pour eux. Ils n’ont pas vraiment grand-chose à perdre", avance Asher Orkaty, historien spécialiste de la région, chercheur à l’université de Harvard. "Ils ne craignent pas de représailles importantes. Les Saoudiens ont déjà bombardé presque tous les sites militaires", rappelle-t-il. Depuis 2015, Riyad est à la tête d’une coalition d’Etat qui lutte contre la mainmise des rebelles sur le pays et tente de remettre en place le gouvernement reconnu. "Il y a donc très peu d’infrastructures militaires laissées à découvert. Beaucoup d’entre elles se trouvent dans des zones civiles densément peuplées, selon la même approche que le Hamas".
Même méthodes que le Hamas, armes iraniennes, et similitudes avec le Hezbollah : autant d’éléments qui viennent rappeler que les houthistes font bien partie de "l’axe de résistance" mené par Téhéran pour s’opposer à la domination israélo-américaine dans la région. Au-delà des méthodes, et de l’idéologie anti-américaine, il y a aussi des racines similaires dans ces mouvements. "Le Hezbollah représente les populations marginalisées du Liban, et le Hamas représente les populations marginalisées de Gaza. Les Houthi eux représentent les populations marginalisées des hauts plateaux du nord du Yémen qui n’ont pas bénéficié d’investissements économiques et politiques pendant quarante ans", rappelle Asher Orkaby. Leur révolte est en effet née dans les années 2000 de la frustration du manque d’investissement dans cette zone de la part du gouvernement central de Sanaa, après l’unification du pays en 1990. Ce conflit aux racines socio-économiques n’a cessé de s’aggraver, pour se muer depuis 2014 en véritable guerre civile, puis en conflit régional avec l’implication depuis 2015 de l’Arabie saoudite. De leur côté, les houthistes sont soutenus par l’Iran.
Le soutien de la République islamique d’Iran, dirigée depuis 1979 par un pouvoir religieux chiite, vient en partie du fait que les Houthi sont des zaïdites, une branche du chiisme, dans un pays à grande majorité sunnite. Mais aussi de manière plus opportuniste du fait que l’Iran a intérêt à soutenir tous les groupes susceptibles de perturber les gouvernements qui lui sont hostiles.
Pour Bernard Haykel, chercheur à l’université de Princeton, les rebelles houthistes n’ont pas la technologie nécessaire pour agir entièrement seuls, et les Iraniens sont susceptibles de les orienter pour décider quels navires attaquer. "Cela s’inscrit dans la stratégie des "proxys" lancés comme les autres pour mettre pression sur l’Amérique, sur l’Arabie saoudite, de l’Occident, sur Israël…" Alors que le Hezbollah et l’Iran se sont montrés très mesurés dans leur attitude depuis le 7 octobre, par crainte de représailles israéliennes ou américaines, les houthistes sont les moins exposés dans la région et peuvent donc assumer le rôle d’agents perturbateurs. "Ils sont capables d’attaquer beaucoup plus de navires encore", assure le chercheur.
De plus, au vu de la situation intérieure au Yémen, les rebelles ont tout intérêt à ces actions. A Sanaa, les manifestations de soutien aux Palestiniens ont été nombreuses, et c’est une façon pour les Houthis, qui sont des chiites ne représentant que 5 à 10 % de la population, d’asseoir leur légitimité sur une population majoritairement sunnite, rappelle Bernard Haykel.
"D’autant que la situation humanitaire n’a jamais été aussi mauvaise. Le World Food Programme de l'ONU a annoncé une suspension prochaine de l’aide alimentaire en raison de l’absence d’un accord avec les autorités. "Il y a quelque chose de très immoral dans la mobilisation de ressources alors que la population meurt de faim", se désole Asher Orkaby. "Reste qu’il ne faut pas oublier que c’est autant une question de politique intérieure yéménite que de dynamique régionale", ajoute le chercheur. En effet, explique-t-il, avant le 7 octobre les houthistes étaient proches d’un accord avec l’Arabie saoudite, qui, comme le confirment tous les experts, souhaite se dégager de ce conflit. Cette nouvelle pression leur permet d’être en position de force pour négocier la paix. C’est peut-être de cette dynamique interne que viendra la fin des attaques. Sinon elles n’ont pas de raison de cesser, alors que comme le rappelle Fabian Hinz, les rebelles disposent d’un arsenal fourni et extraordinaire au vu de leur puissance, et de plus fourni gratuitement par les Iraniens. A moins, selon Bernard Haykel, que l’une de leurs actions, plus radicales,"poussent les Israéliens, les Américains, ou même les Saoudiens, à s’en prendre à eux directement."