Attaques houthistes en mer Rouge : "Les Iraniens sont dans une logique de guerre hybride"

Attaques houthistes en mer Rouge : "Les Iraniens sont dans une logique de guerre hybride"
الأربعاء 17 يناير, 2024

Conflit au Proche-Orient. David Rigoulet-Roze, codirecteur de l’ouvrage "La Mer Rouge : convoitises et rivalités sur un espace stratégique", analyse la stratégie des houthistes du Yémen, soutenus par Téhéran.

L'Express
Depuis la mi-octobre, les rebelles houthistes du Yémen perturbent la navigation en mer Rouge, dans le détroit de Bab-El-Mandeb, un lieu stratégique par où transite 40 % du trafic de conteneurs et 12 % du trafic commercial mondial. Au nom de la défense des Palestiniens dans le cadre du conflit entre Israël et le Hamas, ce groupe tire des drones et des missiles sur les navires commerciaux, ainsi que les bâtiments militaires qui assurent la sécurité maritime dans la zone. Depuis la mi-décembre, les Etats-Unis ont monté une coalition chargée de sécuriser les lieux. Pour décrypter les conséquences de cette crise, L’Express a interrogé David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques (L’Harmattan) et codirecteur de l’ouvrage La Mer Rouge : convoitises et rivalités sur un espace stratégique (L’Harmattan, 2023).

L’Express : Après avoir repoussé des attaques en mer Rouge grâce à leur flotte, les Etats-Unis, à la tête de la coalition anti-houthistes, ont décidé depuis le 11 janvier de frapper directement le groupe au Yémen. En quelques jours, les forces armées américaine et britannique ont bombardé une dizaine de sites militaires des rebelles houthistes situés au Yémen. Pourquoi avoir franchi ce cap ?

David Rigoulet-Roze : Les frappes étaient plus ou moins attendues, mais il y avait eu jusqu’à présent de la part des Américains une sorte de logique prudentielle, afin d’éviter une confrontation directe, et ce pour deux raisons : d’abord, par rapport à la problématique du droit international, dans la mesure où il convient d’avoir une couverture juridique pour des opérations de ce type ; ensuite, par rapport au risque escalatoire et d’engrenage potentiel. Ils ont considéré qu’il était devenu nécessaire de restaurer une certaine dissuasion. Ils ont estimé que la ligne rouge avait été franchie le 9 janvier avec le lancement d’une vague de 21 tirs (18 drones et 3 missiles, dont des missiles antinavires) ne visant d’ailleurs pas seulement des navires commerciaux mais également les bâtiments militaires présents pour protéger le trafic maritime, a fortiori depuis la mise en place de la coalition navale internationale d’une dizaine de pays établie le 18 décembre par les Etats-Unis. En outre une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, la résolution 2722, votée le 10 janvier et intimant aux houthistes de cesser leurs actions déstabilisatrices sur la liberté de navigation et la sécurité de la région, offrait désormais une couverture juridique. Par ailleurs, les houthistes n’incarnent pas la légalité gouvernementale du Yémen [NDLR : ils contrôlent depuis 2014 le nord-ouest du pays, dont la capitale, Sanaa, et le port de Hodeïda].

La mer Rouge n’était pas au centre des préoccupations avant le début des attaques houthistes. Avait-on oublié la dangerosité de ce terrain ?

En effet, il y a eu récemment comme une forme d’"oubli" historique de la mer Rouge, au profit du détroit d'Ormuz, à juste titre par rapport aux enjeux stratégiques du Golfe. Mais on oubliait qu’il y avait un autre détroit qui était lui aussi très important, à savoir le Bab-El-Mandeb, "la porte des lamentations", qui porte bien son nom au regard de ce qui se passe aujourd’hui. La déstabilisation, dans une logique multiscalaire, pèse d’abord régionalement avec des impacts locaux importants, notamment pour les rentrées financières de l’Egypte conférées par les taxes induites grâce au canal de Suez (juste derrière les recettes touristiques), mais, au-delà, potentiellement sur l’économie mondiale.

Malgré la riposte américaine, les houthistes ne semblent pas faiblir dans leur détermination, et s’enhardissent même : le 14 janvier, un missile de croisière a ciblé un destroyer américain, l’USS Laboon, opérant dans le sud de la mer Rouge.

Les houthistes peuvent multiplier les frappes. C’est d’ailleurs ce qui a été annoncé par le chef des houthistes, Abdel Malek al-Houthi, qui a évoqué des "opérations encore plus importantes". La multiplication des tirs des houthistes induit une insécurité qui fait qu’il y a un détournement des flux maritimes de la part des grands armateurs via le cap de Bonne-Espérance, ce qui rallonge d’une dizaine de jours le temps de transport et double quasiment son coût, avec des attendus importants sur l’économie mondiale en termes de hausse potentielle de l’inflation et de rallongement des chaînes des flux logistiques, déjà perceptibles dans certaines usines de constructeurs automobiles, comme Tesla en Allemagne. L’Europe est en situation de grande fragilité en termes d’indépendance énergétique notamment. On l’a déjà vu avec la guerre en Ukraine. Mais cela pourrait devenir encore davantage compliqué si la situation se détériore en mer Rouge, par où transitent notamment quelque 5 % du brut mondial, 8 % du gaz liquéfié et 10 % des produits pétroliers.

La Chine est très impactée par cette crise en raison de ses marchandises qui transitent par la zone pour atteindre l’Europe, mais elle est restée très prudente dans sa position.

La Chine est très inquiète en évoquant sa "préoccupation "et en appelant toutes les parties "à la retenue", selon l’expression consacrée, même si elle ne veut pas le reconnaître publiquement. De fait, alors même qu’elle est l’une des premières puissances concernées par la sécurité des flux maritimes reliant l’Asie à l’Europe via la mer Rouge, elle n’a pas jugé bon d’intégrer la coalition navale établie à la mi-décembre par les Américains, parce qu’elle ne veut pas donner l’impression de s’aligner sur ce qui pourrait apparaître comme une défense des intérêts occidentaux et qu’elle entend ménager l’Iran, avec lequel elle entretient d’étroites relations.

Ces derniers développements font craindre une escalade, est-on face à une régionalisation du conflit à Gaza ?

Dans le cas de la mer Rouge, il y a à la fois une régionalisation et une internationalisation de la conflictualité. Une régionalisation, parce qu’il y a une connexion explicite avec la guerre à Gaza qui est faite par les houthistes, lesquels, en s’inscrivant dans l’axe de la "moukawama" (la "résistance à Israël"), regroupant les "proxys" iraniens dans la région, entendent manifester leur solidarité avec la cause palestinienne en général, et le Hamas en particulier. Y compris en pratiquant des détournements de navires, ce qui ne relève rien moins que d’une forme de piratage, comme dans le cas du Galaxy Leader, détourné le 19 novembre dernier avec ses 25 hommes d’équipage vers le port de Hodeïda. Si on était en présence d’un Etat classique et non d’un "Etat failli" comme le Yémen, cela pourrait constituer un casus belli. C’est aussi ce qui permet de graduer la réplique pour éviter une montée aux extrêmes. Mais il y a aussi une internationalisation de fait en raison de l’impact évoqué sur l’économie mondiale de cette configuration conflictuelle régionale, ce qui n’est pas toujours le cas.

Les rebelles houthistes du Yémen font donc partie de "l’axe de résistance" mené par Téhéran contre Israël et les Etats-Unis. Les Iraniens peuvent-ils aller plus loin dans leur soutien aux houthistes, notamment en lançant des attaques maritimes ?

Les Iraniens n’ont pas une marine en mesure de se confronter directement à l’US Navy en mer Rouge, mais ils ont une capacité de nuisance et de perturbation des flux maritimes et, donc, indirectement, d’avoir un impact sur l’économie mondiale. On est dans une logique de guerre hybride. Ils disposaient en mer Rouge d’un navire espion, le Saviz, qui avait été durablement endommagé en avril 2021 par une opération non revendiquée. Le Behshad a pris la relève en août 2021, qui transfère probablement des renseignements utiles aux houthistes pour l’identification des navires transitant en mer Rouge. C’est ce que pointent les Américains quand ils déclarent le 22 décembre dernier que "le soutien iranien aux houthistes est solide et se traduit en livraisons d’équipements militaires sophistiqués, en transmission de renseignements, en aide financière et en formation, [même] si Téhéran délègue les décisions opérationnelles aux houthistes". Toute la difficulté pour des forces régulières réside dans la gestion du caractère hybride de la conflictualité à l’œuvre, parce qu’il y a un risque escalatoire, alors même qu’on est dans une logique d’évitement d’un affrontement direct. C’est la force du faible et la faiblesse du fort des acteurs de la guerre hybride. Mais, en attendant, la capacité de nuisance, elle, est avérée. Téhéran se trouve sur la ligne de crête, qui consiste à ne pas dépasser des lignes rouges afin d’éviter un dérapage incontrôlé et un engrenage incontrôlable. Ce n’est pas encore le cas pour l’instant. Mais il y a une multiplication cumulative d’éléments qui favorisent cette logique d’escalade. Même si elle n’est souhaitée officiellement par aucun des acteurs en présence.