Au Liban du Sud, une simple erreur de jugement pourrait déclencher une escalade

Au Liban du Sud, une simple erreur de jugement pourrait déclencher une escalade
الجمعة 1 ديسمبر, 2023

Vanessa F. Newby, Maîtresse de conférences à l’université de Leyde (Pays-Bas)

Chiara Ruffa, Professeure des universités à Sciences Po Paris

Le Momde

Le Hezbollah pro-iranien et Israël, qui se font face sur la « ligne bleue » frontalière, se sont gardés, depuis le 7 octobre, d’appeler à une guerre totale, tout en se provoquant mutuellement. Mais le moindre accident pourrait provoquer le pire, estiment, dans une tribune au « Monde », Vanessa F. Newby et Chiara Ruffa, chercheuses spécialistes du Proche-Orient.


La « ligne bleue », créée par les Nations unies (ONU) en 2000 pour vérifier le retrait d’Israël du Liban du Sud, est l’une des lignes de fracture géopolitiques les plus dangereuses au monde. Un conflit est susceptible de s’y déclencher, qui pourrait embraser le Levant et l’ensemble de la région, entraînant l’Iran et potentiellement tout ou partie des grandes puissances. Depuis la guerre de juillet 2006 entre le Hezbollah et les Forces de défense israéliennes (FDI), dite « deuxième guerre du Liban », le Liban du Sud est pourtant resté en paix, même en l’absence d’un accord formel entre le Liban et Israël.

Entre Israël et le Liban, une ligne de vie à haute tension
En 1978, l’ONU a installé une opération de maintien de la paix sur cette frontière : la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul). Depuis 2006, elle a saturé la zone d’opération en effectuant des patrouilles vingt-quatre heures sur vingt-quatre du côté libanais afin d’empêcher une présence manifeste de la milice chiite pro-iranienne Hezbollah (Parti de Dieu). La Finul a également instauré un canal de communication régulier entre les FDI et les Forces armées libanaises, en organisant des réunions mensuelles en face à face pour prévenir toute escalade involontaire entre les deux armées nationales.

Mais nombreux sont ceux qui estiment que la paix n’a prévalu que parce que l’environnement stratégique n’était pas propice à une escalade. Le Hezbollah et Israël semblent avoir compris qu’ils manqueraient de soutien interne à une nouvelle épreuve de force, et l’instabilité régionale due à l’organisation Etat islamique et à la guerre syrienne semble avoir freiné les deux parties. Cependant, celles-ci ont toujours considéré la « guerre de juillet » comme inachevée.

Changement d’environnement stratégique
Depuis 2006, Israël se prépare discrètement à une possible escalade sur ce qu’il appelle le « front nord ». Ce champ de bataille s’est avéré éprouvant pour l’armée israélienne en 2006, et cette deuxième guerre du Liban a été considérée par de nombreux spécialistes militaires en Israël comme une piètre performance. Du côté libanais, depuis 2016, la zone d’opération de la Finul est lentement devenue moins hospitalière pour les troupes de l’ONU, à mesure que la présence du Hezbollah y devenait plus manifeste. A quelques kilomètres des installations de la Finul, le mouvement chiite a construit des pistes d’atterrissage et des champs de tir, et Green Without Borders, l’ONG environnementale qui lui est affiliée, a construit plusieurs tours de surveillance surplombant Israël. La Finul a déclaré une augmentation d’interférences locales qui l’ont empêchée de patrouiller dans de nombreuses zones le long de la « ligne bleue ».

Aujourd’hui, l’environnement stratégique a changé : l’horrible attentat du 7 octobre perpétré par le Hamas en Israël rend à nouveau possible l’idée d’une guerre interétatique. Les affrontements frontaliers semblent s’intensifier. Toutefois, si le conflit est désormais possible, quels bénéfices les deux parties peuvent-elles en attendre ? Israël s’est, par le passé, engagé dans des incursions militaires au Liban qui n’ont, finalement, servi qu’à renforcer ses adversaires à long terme. La destruction de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) n’a pas empêché l’émergence du Hamas, et Israël, en la pourchassant au Liban du Sud, a créé les conditions de l’essor du Hezbollah. Malgré cinq invasions, l’Etat hébreu s’est montré incapable d’occuper la moindre parcelle du territoire libanais, et il a même été contraint par le Hezbollah et les protestations de civils à quitter la « zone de sécurité » en 2000. Une nouvelle offensive israélienne pourrait donc être très punitive. Toutefois, le Hezbollah semble comprendre qu’il serait blâmé si le Liban était entraîné dans une nouvelle guerre, d’autant que le mouvement chiite a toujours affirmé que sa raison d’être était de défendre la souveraineté libanaise. Une autre guerre avec Israël, surtout si elle devait pulvériser le Liban, exposerait le Parti de Dieu au risque de perdre tout soutien populaire au moment de conclure la paix, et donc précipiter sa fin. Equilibre délicat Depuis le 7 octobre, la rhétorique des deux côtés reflète ces considérations. Elle a parfois été incendiaire, mais chacun a pris soin d’éviter d’appeler à une guerre totale. Israël a déclaré qu’il n’avait pas d’intérêt à un conflit à sa frontière nord. Cela n’a pourtant pas empêché Benyamin Nétanyahou de déclarer que les contre-attaques israéliennes au Liban seraient d’une ampleur « inimaginable » et entraîneraient une « dévastation ».

De son côté, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, s’est montré lui aussi menaçant, bien qu’avec une certaine retenue. Dans un de ses récents discours, il a déclaré : « Ce qui se passe sur notre front est très important et significatif (…), mais je vous assure que ce ne sera pas la fin. Ce ne sera pas suffisant. » Dans un autre discours, le 11 novembre, il a évoqué la montée en intensité des affrontements en la qualifiant d’« amélioration » des opérations du Hezbollah, « à la fois en matière de qualité et de nombre » ainsi que de « profondeur ». Dans le même temps, cependant, il a fait preuve de prudence en déclarant : « Notre front restera un front de pression », et s’est abstenu d’appeler à une guerre totale.

Toutefois, cet équilibre délicat entre menaces et représailles proportionnelles risque fort de se rompre, car les deux parties sont préparées à la guerre. Les combattants des deux camps ont été conditionnés dès leur naissance à se considérer comme ennemis et ont bâti leur identité en s’opposant à « l’autre ». Leur lecture de toute action sur le terrain est faite à travers ce prisme, ce qui, dans le brouillard du conflit, rend extrêmement difficile de faire preuve de retenue. Et même si Israël et le Hezbollah cherchent à maintenir cet équilibre aux niveaux stratégique et opérationnel, une simple erreur de jugement au niveau tactique pourrait causer une escalade dont aucune des parties ne pourrait s’extraire.

En l’absence d’un véritable dialogue politique entre Israël et le Liban, d’Etat à Etat, le rôle de la Finul a toujours été de braquer les projecteurs internationaux sur cette dangereuse ligne de fracture afin d’y empêcher le déclenchement accidentel d’une guerre. Malgré la montée des tensions, la Finul a déclaré qu’elle avait l’intention de maintenir une présence visible dans le sud du pays. La meilleure solution que la communauté internationale puisse offrir à l’heure actuelle est d’autoriser les Nations unies à déployer des forces de maintien de la paix des deux côtés de la « ligne bleue » – au Liban et en Israël – afin de témoigner de l’évolution de la situation sur le terrain. Cela permettrait de contenir les parties et d’éviter le pire des scénarios, à savoir une escalade involontaire provoquée par quelques combattants à la gâchette facile.