DÉCRYPTAGE - Des centaines de membres de la milice chiite ont été lourdement blessés mardi par des bipeurs piégés. Une nouvelle vague d’explosions a suivi mercredi.
Par Georges Malbrunot, Le Figaro
« On a reçu un gros coup de poing ». Depuis l’attaque dont ils ont été victimes mardi après-midi, de nombreux combattants et sympathisants du Hezbollah ne répondent plus au téléphone. Les rares qui osent décrocher reconnaissent volontiers que « ça a secoué » les rangs de la milice chiite, dont deux à trois cents membres se retrouvent soit aveugles, soit amputés d’une main.
Les explosions simultanées de bipeurs dans plusieurs de ses bastions ont fait douze morts, dont deux enfants, et environ 2800 blessés, selon un bilan du ministère de la Santé. Mercredi, vingt autres personnes ont été tuées et plus de 450 autres blessées dans l’explosion de leurs talkies-walkies, dans plusieurs régions du Liban.
« C’est une opération dont rêve tout chef de service de renseignements », confie un expert militaire, familier du Liban et d’Israël. « C’est une première dans la guerre qui nous oppose à Israël», reconnaît une source libanaise proche du Hezbollah. « Le parti commence à en savoir beaucoup sur cette opération multifacette, avec d'abord une intrusion dans la chaine de production des bipeurs, via une société écran en Hongrie, proche à la fois d'Israël et de certaines factions libanaises, puis l'activation à distance de la charge explosive placée près de la batterie du bipeur, au moyen d'un logiciel malveillant... Mais c'est un coup dur », avoue cette source.
Les membres du Hezbollah avaient l'habitude d'utiliser ce mode d'alerte rudimentaire. « Le bipeur servait pour me contacter lorsque le Hezbollah me demandait de téléphoner à telle personne », raconte au Figaro un membre de la mi- lice chiite. Avec la guerre qui fait rage depuis bientôt un an entre Israël et le Hezbollah, dans la foulée de l'attaque terroriste du Hamas le 7 octobre en Israël, les miliciens, mais aussi des infirmiers ou des ambulanciers, ont utilisé de manière assidue leurs bipeurs. «La nouveauté, précise la source proche de la milice chiite, c'est que la dernière livraison de bipeurs, au printemps, concernait des appareils dotés de batteries au lithium». Cela expliquerait que les détenteurs d'anciens bipeurs aient été épargnés lors de l'opération israélienne.
«L'infiltration d'une chaîne logistique est un grand classique des services de renseignements, affirme, de son côté, un maître espion. On l'a tentée sur le nucléaire iranien, mais une telle réussite est sans précédent ». Si la gifle est aussi cinglante pour le Hezbollah, c'est aussi parce que son chef, Hassan Nasrallah, avait plusieurs fois mis en garde ses hommes contre un recours excessif aux appareils de communication à distance. Dans une vidéo en février, il prévenait que «l'agent (israélien, NDLR), c'est le téléphone portable que vous utilisez, celui de votre femme, celui de vos enfants... Et ils sont meurtriers, cela requiert un haut niveau de précaution dans son utilisation». Des conseils ayant conduit à un recours accru aux bipeurs, avec le résultat que l'on sait.
Dans l'impitoyable guerre de l'ombre qui l'oppose à Israël, le Hezbollah peut encore compter sur son réseau de télécommunications filaire, plus sécurisé. Un réseau à base de fibres optiques, qui s'étend sur l'ensemble du Liban. «Un réseau toutefois plus encombrant», souligne le maître espion français.
Fusil à un coup
Plus que jamais, la formation pro-iranienne se sait infiltrée et surveillée. « Au-delà de sa chaîne logistique, Israël a infiltré la chaîne humaine du Hezbollah, c'est-à-dire certains de ses responsables ou des proches de ceux-ci», estime un diplomate à Beyrouth. La guerre en Syrie, où la formation chiite a envoyé des milliers d'hommes pour sauver Bachar el-Assad, a probablement joué un rôle dans l'infiltration de ses rangs par l'État hébreu. Des centaines de ses combattants y sont morts. Il a ensuite fallu recruter massivement dans ses bastions.
«C'est là que le Mossad est intervenu, en implantant ses agents parmi les recrues du Hezbollah», assure l'agent du renseignement. En grossissant, le Hezbollah est devenu une quasi-armée, dont il est difficile de contrôler tous les membres », renchérit le diplomate au Liban. Nasrallah pourrait s'expliquer lors d'une prise de parole jeudi après-midi.
D'ores et déjà, le mouvement chiite a juré qu'Israël allait «recevoir un juste châtiment». Après l'assassinat de son chef militaire Fouad Chokr en juillet à Beyrouth, le parti de Dieu» avait déjà promis la foudre à Israël. Mais il est finalement resté cantonné à la guerre calibrée qu'il mène face à Tsahal, en soli- darité avec le Hamas.
Peut-il longtemps encore prendre des coups sans riposter à la hauteur de l'affront subi? «La riposte à l'opération de mardi sera une chose, la poursuite de la guerre en solidarité avec le Hamas en est une autre », a laissé entendre le Hezbollah, qui pourrait compartimenter ses réponses. D'autant que l'Iran a son mot à dire. «Il y a au sein du Hezbollah des Iraniens que l'on ne voit jamais, qui dépendent directement de Téhéran et qui décident avec Nasrallah des décisions stratégiques », indique une source diplomatique française bien informée. Or, malgré les rodomontades iraniennes habituelles, les mollahs ne veulent pas d'une guerre totale contre Israël. Une riposte contre des intérêts israéliens à l'étranger reste cependant une option fréquemment envisagée.
« Benyamin Netanyahou joue sur le double refus des États-Unis et de l'Iran d'une guerre totale, analyse un diplomate longtemps en poste à Tel-Aviv. II pousse à chaque fois le bouchon un peu plus loin. Tant que l'Iran n'a pas la bombe, ajoute-t-il, le Hezbollah constitue sa dissuasion ultime, avec ses 150000 missiles. Mais attention, c'est un fusil à un coup: si le Hezbollah et l'Iran l'utilisent, ils prennent le risque de dilapider leur capital, et cela, ils n'en veulent pas. »
Cette audacieuse attaque ne semble pas non plus, à ce stade, devoir être le prélude à une opération terrestre israélienne au Sud-Liban pour repousser le Hezbollah de son bastion, comme les responsables israéliens en agitent la menace depuis plusieurs semaines. « Si cela avait été le cas, l'invasion du Sud-Liban aurait sans doute été immédiate», estime le diplomate précité. Selon lui, il s'agirait plutôt d'un «nouveau message adressé par Israël aux États-Unis, pour signifier que sa patience a des limites ».
Autre hypothèse avancée: les jours qui ont précédé l'attaque, les responsables israéliens auraient eu peur que le Hezbollah découvre que ses bipeurs étaient piégés. Par anticipation, ils auraient décidé de déclencher l'explosion simultanée des appareils chez leur ennemi.