Depuis les années 80, le parti-milice chiite construirait des centaines de kilomètres de tunnels en prévision d'une offensive israélienne. Un système de défense souterrain plus vaste et plus sophistiqué que celui du Hamas à Gaza.
Par Laurence Defranoux, Libération
Une moto, des caisses de munitions, une caméra de surveillance, un téléphone au mur, des forces spéciales qui s'enfoncent, lance-roquettes sur l'épaule, dans des couloirs bien éclairés, grimpent une échelle, sou- lèvent une lourde trappe blindée et frappent une base militaire ennemie avec des missiles filoguidés, des drones explosifs et une mitrailleuse. Le tout avec un montage hollywoodien et une bande-son anxiogène. Le 8 octobre, alors que le Hezbollah annonçait soutenir l'attaque terroriste commise par le Hamas la veille dans le sud d'Israël, le parti milice chiite diffusait sur X (ex-Twitter) une vidéo mettant en scène un autre cauchemar israélien: une attaque-fictive-en Galilée menée par l'unité d'élite Radwan via un tunnel depuis le Liban. Car le Hezbollah, soutenu par l'Iran et doté d'une puissance militaire bien supérieure à celle du Hamas, construirait depuis des années un réseau militaire souterrain plus sophistiqué que celui de Gaza, long de plusieurs centaines de kilomètres, avec des ramifications jusqu'en Israël et probablement jusqu'en Syrie.
Dès les années 60, peut-être même avant, les groupes palestiniens qui s'étaient réfugiés au Liban et menaient des tirs de roquettes et des incursions sur le nord d'Israël ont commencé à creuser. Le Hezbollah a pris la suite, rappelle le général Olivier Passot, chercheur associé à l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire et ancien chef de liaison de la Force intérimaire des Nations unies au Liban. Mais pas question de creuser dans le sable et de bétonner comme le Hamas l'a fait plus tard pour créer le métro de Gaza, qui comprendrait près de 1000 kilomètres de galeries. Dans le sud du Liban, il faut percer la roche à la main, au marteau-piqueur ou avec des machines hydrauliques, plus silencieuses-on estime que chaque ouvrier peut creuser en moyenne une quinzaine de mètres par mois. Une stratégie vieille comme la guerre, rappelle Pierre Razoux, chercheur à la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques: Dans l'histoire comme dans les guerres récentes, les armées conventionnelles se sont trouvées très souvent face à des adversaires utilisant des réseaux souterrains, comme les galeries construites par les Japonais sur les îlots à la fin de la guerre du Pacifique, les structures souter raines du Vietcong au Vietnam, les réseaux de grottes en Afghanis tan et au Mali, ou en milieu urbain comme à Grozny, Falloujah, Mossoul, Raqqa ou Gaza.
En Israël, le centre de recherches Alma enquête à partir de sources ouvertes (cartes trouvées sur Internet, vidéos de travaux, photos de camionnettes dans des embranchements souterrains, etc.) sur ce qu'il a appelé, dans un rapport publié en 2021, le pays des tunnels. D'après ses chercheurs, après la deuxième guerre du Liban en 2006, le Hezbollah aurait créé un plan de défense en cas d'invasion israélienne avec plusieurs dizaines de centres opérationnels munis de réseaux souterrains locaux, et des tunnels interrégionaux reliant les centres névralgiques de Beyrouth, la Bekaa et le sud du Liban. Rien que dans cette dernière région, la longueur cumulée des tunnels atteindrait plusieurs centaines de kilomètres les chercheurs ont mis en ligne le trajet supposé d'une galerie de 45 kilomètres.
Gruyère
Dans une interview donnée au Times of Israël en janvier, Tal Beeri, un des directeurs d'Alma, assure qu'il y a des preuves que la Corée du Nord, qui possède une expertise historique dans le creusement de tunnels dans les zones montagneuses et rocheuses, a aidé le Hezbollah dès les années 80, et surtout vers la fin des années 90. Le Hezbollah a créé des entreprises civiles qui prétendaient travailler sur des projets agricoles et de reconstruction de batiments, au profit de la communauté chilte, supervisés par une société appelée Jihad Construction, qui s'occupait en réalité du terrassement des tunnels». Au cours de l'été 2023. l'ONG environnementale libanaise Green Without Borders a été sanctionnée par les Etats-Unis, accusée de couvrir la construction d'entre pôts souterrains et de tunnels de stockage de munitions.
Comme la bande de Gaza, le Liban serait donc un véritable gruyère. Les chercheurs israéliens ont idendans tifié des tunnels de proximité, de simples couloirs qui permettraient aux troupes d'élite chiites de mener des actions coup de poing sur des camps israéliens, comme sur la vidéo diffusée par le Hezbollah, et des tunnels tactiques, plus lar ges, conçus pour permettre de tirer depuis le sous-sol des missiles balistiques iraniens à courte portée Fateh 110. Dans un rapport publié en juin, Alma mentionne l'existence de tunnels explosifs. Creusés sous des points stratégiques, scellés et laissés sans activité déce lable durant des années, ils sont remplis d'explosifs qui peuvent être mis à feu au moment voulu, pour créer un tremblement de terre, des glissements de terrain et un déluge de terre et de pierres dévastateurs et terrifiants-une tactique très utilisée durant la Première Guerre mondiale.
En 1916, deux minutes avant le début de l'offensive franco-britannique dans la Somme, les mineurs gallois avaient fait sauter 35 tonnes d'explosif dans des galeries, engloutissant le village d'Ovillers-la-Bois- selle. L'année suivante, à Messines, les Britanniques mettaient le feu à 450 tonnes d'explosifs stockées 19 tunnels creusés sous les lignes ennemies, causant la mort de 10000 soldats allemands. Un siècle plus tard, les réseaux souterrains offrent un pouvoir d'invisibilité d'autant plus précieux qu'ils per mettent d'échapper au regard des drones, avions et satellites d'observation.
En décembre 2018, Israël a annoncé avoir découvert six tunnels d'atta que creusés à une quarantaine de mètres de profondeur sous la ligne bleue, cette frontière provisoire qui court sur 120 kilomètres de la Méditerranée jusqu'à la Syrie depuis la fin de l'occupation militaire israélienne du sud du Liban en 2000. Ces galeries pénétraient sur plusieurs centaines de mètres sous le terri toire israélien et ne remontaient pas encore jusqu'à la surface. «Je pense qu'ils ont pu être localisés par des capteurs acoustiques et sismiques. Rien que pour y faire pénétrer une caméra, cela a nécessité des forages très complexes durant plusieurs semaines», explique Olivier Passot. L'ancien militaire a pu visiter le seul dans lequel les Israéliens ont pu pénétrer: «Il semblait être encore en construction. Une foreuse avait été laissée, il y avait des câbles électriques, un système de ventilation, on pouvait s'y tenir debout. On ne sait pas ce qu'il y avait dans les au- tres. Au moins deux ont été détruits à l'explosif à la limite de la ligne bleue, et deux autres colmatés en y injectant à haute pression du ciment à prise rapide: j'ai vu des tonnes et des tonnes de ciment débordant depuis une cour jusque dans la rue d'un village libanais situé près de la frontière.
Incertitude
Dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre, l'armée israélienne a pilonné le sud du Liban avec des bombes au phosphore blanc. L'un des objectifs était d'incendier les pinèdes pour mettre au jour des sorties de souterrains-au moins une dizaine ont été photographiées et bombardées, ce qui déclenche, au pire, une surpression et un éboule ment sur quelques mètres. Pour le général Olivier Passot, même si les autorités libanaises réfutent leur existence, les entrées des tunnels les plus importants seraient ca- chées à l'intérieur de propriétés privées, comme des grandes fermes ou des usines, ce qui permet de faire venir des machines et d'évacuer la terre sans attirer l'attention.
«Le Hezbollah a une stratégie d'acquisitions foncières et sanctuarise certaines zones. On pense qu'elles abritent des centres d'entraînements ou des caches d'armes, et peut-être aussi des départs de tunnels. Jusqu'à 2000, ses actions étaient limitées par l'occupation israélienne. Pourtant, en six ans, ils ont réussi à s'organiser pour tenir tête aux Israéliens en 2006, et leur faire perdre beaucoup de soldats et de chars. Depuis, ils ont eu dix-huit autres années pour aller beaucoup plus loin dans l'aménagement du terrain», souligne l'ancien officier de la Finul, la force de l'ONU au Liban. Et peut-être jusqu'en Syrie, ce qui permettrait de sécuriser un approvisionnement logistique en cas de fermeture des routes. Dans un article de 2015, le chercheur Jean-Loup Samaan assurait que «le Hezbollah et les Iraniens ont (depuis 2013) construit tunnels et bunkers dans la région, qui pourraient à plus long terme se révéler fort précieux dans le cas d'un nouveau conflit avec Tsahal.
Une offensive israélienne terrestre, comme menace de l'engager Benyamin Netanyahou si les attaques de roquettes du Hezbollah sur le nord d'Israël ne cessent pas, se heurterait donc, comme à Gaza, à une armée souterraine bien préparée et à une menace permanente et invisible. Cela expliquerait que les militaires, les spécialistes du renseignement et des questions stratégiques qui siègent au cabinet d'urgence israélien s'y opposent, et que l'ultimatum donné en janvier au Hezbollah a, semble-t-il, été repoussé jusqu'a fin février. «Sous terre, l'incertitude demeure et donne de la liberté d'action à la force qui sait l'exploiter. Un réseau souterrain permet de rééquilibrer le rapport de force», souligne une source militaire. En dessous de 10 mètres de profondeur, une galerie est quasiment indétectable depuis la surface et résiste aux bombardements-encore plus à 40 mètres, voir à 80, comme certains ouvrages du Hezbollah.
«Brèches»
Mais se battre sous terre pose des défis tactiques aux défenseurs comme aux attaquants. «L'espace confiné est très exigeant, notamment psychologiquement. La mobilité est contrainte, verticalement comme horizontalement. Le cloisonnement met en permanence les soldats sous la menace d'être isolés du reste de leur unité, explique un spécialiste du génie. Pour combattre un ennemi sous terre, il faut engager des unités spécialisées, des plongeurs de combat formés à la spéléologie, avec une autonomie respiratoire, capables de dépiéger, de déminer, d'ouvrir des brèches. La capacité d'évacuer les blessés est aussi une contrainte importante.» Le renseignement est un atout ma- jeur, avec des détecteurs de mouvement ou de 4G et l'envoi de robots et de drones pour cartographier les sous-sols en 3D. Grâce à la fibre optique, ces derniers peuvent trans- mettre à plusieurs centaines de mètres, voire plusieurs kilomètres avec des points relais.
Comme à Gaza, où seule une infime partie du réseau souterrain aurait été détruite par les troupes israéliennes, la destruction des souterrains ne serait probablement pas un objectif majeur. Les effets de déflagration des explosifs, de la dispersion de gaz ou d'une éventuelle inondation peuvent se propager de tunnel en tunnel à très longue distance, et génèrent une incertitude totale sur leurs conséquences -les bombes éponges, promises par les Israéliens et capables de libérer sans explosion une grande quantité de mousse expansive, ne semblent avoir existé que dans la tête de leurs stratèges. Mais aussi parce qu'une fois que les tunnels sont conquis, leur usage devient réversible. Ils peuvent être exploités pour du renseignement (les PC souterrains sont une mine d'informations sur les axes logistiques, les transmissions, les capacités adverses) ou pour des opérations tactiques, comme des actions surprises sur l'arrière. A condition de réussir à en prendre le contrôle.