La nomination de ce juriste, qui survient un mois et demi après la fin de la guerre Israël-Hezbollah, est le reflet de la recomposition en cours au Proche-Orient, notamment de l’affaiblissement de l’axe pro-iranien.
Par Benjamin Barthe, Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance) et Laure Stephan (Beyrouth, correspondance). LE MONDE.
Depuis les manifestations antisystème de 2019, le nom de Nawaf Salam avait circulé à plusieurs reprises comme potentiel premier ministre du Liban. Mais il n’avait jamais obtenu le nombre de voix nécessaire à sa nomination. Signe de la recomposition en cours au Proche-Orient, le vent a tourné : ce juriste au profil réformateur, issu de l’élite intellectuelle du pays, a été désigné, lundi 13 janvier, comme chef du gouvernement. Il remplace Najib Mikati, qui était démissionnaire et gérait les affaires courantes depuis plus de deux ans. M. Salam, âgé de 71 ans, qui préside actuellement la Cour internationale de justice (CIJ), a obtenu le soutien de 84 des 128 élus libanais, lors des consultations avec le président fraîchement élu, le général Joseph Aoun.
Issu d’une grande famille de Beyrouth impliquée en politique, Nawaf Salam a pu compter sur le soutien de plusieurs formations traditionnelles, comme celle du chef druze Walid Joumblatt et des trois partis chrétiens. Il a obtenu, également, l’appui de la dizaine de députés dits « du changement », entrés au Parlement en 2022 en faisant campagne sur la rupture avec la classe politique dominante. En revanche, ni le Hezbollah ni son allié Amal, qui ont l’exclusivité de la représentation chiite au Parlement, ne l’ont adoubé, sans pour autant proposer d’autre candidat. Najib Mikati, premier ministre sortant, qui semblait devoir être reconduit, n’a été désigné que par neuf députés. Une poignée d’autres élus n’ont pas nommé de candidat.
Nawaf Salam appartient à la communauté sunnite, à laquelle revient le poste de premier ministre dans le système de partage du pouvoir confessionnel. Il était attendu, mardi, au Liban, où il devait rencontrer le président Aoun. Il va devoir mener des consultations pour former un gouvernement. Ce processus est d’ordinaire long au Liban. Le temps nécessaire donnera une indication de la capacité de M. Salam à surmonter les fractures politiques.
Engagé, au cours de sa jeunesse estudiantine, au sein de la gauche propalestinienne, celui qui a enseigné à l’Université américaine de Beyrouth, creuset des élites proche-orientales, a fait carrière depuis plus de quinze ans au sein des institutions internationales : il a été représentant du Liban au siège de l’ONU pendant dix ans (2007-2017), puis juge à la Cour internationale de justice, à partir de novembre 2017.
Le 6 février 2024, il a été élu par ses pairs président de cette instance pour un mandat de trois ans. Alors qu’il prenait ses fonctions, des médias israéliens, comme le Jerusalem Post, l’avaient accusé d’être « anti-israélien ». Le juge Salam aura présidé la plus haute juridiction de l’ONU pendant moins d’un an. Mais, pendant l’année écoulée, jamais la CIJ n’avait connu une telle activité. Son mandat a notamment été marqué par la procédure lancée par l’Afrique du Sud, accusant l’Etat hébreu de violer la convention sur le génocide à Gaza et demandant aux juges de prendre des mesures d’urgence.
Le juge Salam a aussi conduit deux procédures qui ont mobilisé l’attention du monde entier : l’une sur l’occupation israélienne du territoire palestinien, au cours de laquelle 49 Etats et trois organisations multilatérales sont venus plaider au siège de la Cour à La Haye (Pays-Bas). Puis, début décembre, Nawaf Salam a aussi présidé les audiences sur le changement climatique, au cours desquelles 96 Etats et 11 organisations sont venus devant les juges.
L’intense activité de la Cour « est aussi le signe du blocage des autres mécanismes onusiens et de la paralysie grandissante du Conseil de sécurité. Le recours de plus en plus fréquent au veto, au Conseil de sécurité, incite des Etats à se tourner vers la Cour », avait-il estimé dans un entretien au Monde en février 2024. « Nous avons à l’esprit et au cœur le droit international et la promotion de la paix et de la justice par le droit. Si ce n’était pas ça, je ne serais pas là », avait-il ajouté.
« La bonne personne »
Sa nomination au Sérail, le siège du gouvernement à Beyrouth, a été accueillie avec joie par la société civile libanaise, qui, lors du mouvement de contestation de 2019, avait appelé à une refondation du Liban. Cette mobilisation s’était étiolée au fil des multiples crises traversées par le pays du Cèdre ces cinq dernières années : l’effondrement financier, qui débute en septembre 2019, l’explosion du port de Beyrouth, en août 2020, et l’épidémie de Covid-19 (2020-2022).
« Nawaf Salam est la bonne personne au bon moment, se réjouit Nadim Houry, directeur du think tank Arab Reform Initiative. La bonne personne, car le principal chantier auquel il va devoir s’atteler est celui de la reconstruction de l’Etat de droit et parce qu’il est luimême un homme de droit et de réformes, qui a réfléchi à ces questions depuis longtemps. Le bon moment parce qu’un nouveau président vient d’être nommé, Joseph Aoun, avec une feuille de route très claire, et parce que les capitales occidentales et régionales, notamment l’Arabie saoudite, devraient soutenir le futur gouvernement. »
Nadim Houry espère que le Liban puisse « retrouver une vie institutionnelle, alors que le pays est en chute libre depuis cinq ans, et sortir de la logique du partage du gâteau », une référence aux arrangements politiques et financiers qui se sont accentués depuis la fin de la guerre du Liban (1975-1990).
Le choix de M. Salam, salué par Paris, s’est fait avec un fort soutien saoudien. Après avoir traité le Liban comme un pestiféré, en raison de l’influence qu’y exerçait l’Iran, par l’entremise du mouvement chiite Hezbollah, Riyad entend se réengager dans les affaires de ce pays. Cette désignation survient dans un moment charnière au Proche-Orient. Le Hezbollah a été profondément affaibli par la guerre de très haute intensité qui l’a opposé à Israël, de la fin septembre à la fin novembre.
Les bombardements de l’Etat hébreu, d’une rare brutalité, ont notamment conduit à l’élimina tion du secrétaire général du mouvement, Hassan Nasrallah, qui contribuait, par son aura, à la domination du Hezbollah sur la vie politique libanaise. La formation chiite, qui a aussi perdu de précieux alliés, comme le Courant patriotique libre, l’un des principaux partis chrétiens, n’est plus aujourd’hui en position de force. La chute de Bachar Al-Assad, le 8 décembre, dont le régime constituait un autre maillon-clé de l’« axe de la résistance » patronné par Téhéran, a accentué le déclin du camp pro-iranien.
Restaurer l’autorité de l’Etat
Le Hezbollah avait longtemps mis son veto au nom de Nawaf Salam, en le dépeignant comme un homme des Américains. Le quotidien Al-Akhbar, proche du Parti de Dieu, avait d’ailleurs considéré lundi que la nomination de M. Salam serait un « coup d’Etat complet des Etats-Unis », à la suite de l’élection, le 9 janvier, de Joseph Aoun, déjà perçu comme proche de Washington. Nawaf Salam avait été l’un des artisans de la mise sur pied, en 2007, du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), une juridiction ad hoc chargée de juger les assassins de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, tué en 2005, et dont le Hezbollah avait méthodiquement sapé la légitimité. Trois membres de ce parti avaient été condamnés par contumace, par le TSL, à la prison à perpétuité, entre 2020 et 2022, au terme d’une laborieuse procédure.
Lundi, dans la foulée de la désignation du juriste international, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, a laissé entendre que la formation se sentait trahie. Ayant soutenu l’accession de Joseph Aoun à la présidence, malgré ses réserves initiales, elle s’attendait en retour à la nomination d’un premier ministre qui aurait ses faveurs. Déterminé à sauver ce qui reste de son influence, le Hezbollah pourrait, avec ses alliés d’Amal, l’autre parti chiite, entraver le processus de formation du gouvernement. Le risque existe qu’il mène campagne contre le caractère pouvant paraître illégitime d’un cabinet qui n’aurait le soutien d’aucune des formations représentant les chiites, l’une des trois principales communautés du Liban.
Les autres grands partis politiques avaient peu d’intérêt à se mobiliser pour l’arrivée au pouvoir d’un homme qui promet de réformer un système dont ils ont grandement profité. Mais les pressions occidentales et arabes les ont obligés à se rallier à Nawaf Salam. Si ce dernier parvient à aller de l’avant, il aura pour mission de commencer la reconstruction du Liban, après la guerre dévastatrice avec Israël, de remettre le pays à flot et de restaurer l’autorité de l’Etat, après une longue déliquescence institutionnelle. Une mission très ambitieuse, en un laps de temps réduit : les prochaines élections législatives sont prévues en 2026.
« Salam a un an et demi pour poser les fondations d’une troisième république, enclencher une dynamique positive », souligne Nadim Houry. Concernant la reconstruction, il devra assurer qu’elle « se fasse de manière transparente et sous la supervision de l’Etat, pas comme après la guerre civile et après la guerre de 2006 », poursuit le directeur d’Arab Reform Initiative, avant de lister les autres chantiers : le règlement de la crise financière et les relations avec la Syrie. « Ce ne sera pas facile, mais pour la première fois depuis longtemps, je suis optimiste », dit-il.