Pékin rebaptise plus de 300 villages ouïgours de nom fleurant la propagande communiste, selon un nouveau rapport d’ONG.
Par Sébastien Falletti, Le Figaro
Après des mois à réciter des chants de propagande à la gloire du Parti communiste chinois, cette femme ouïgoure a eu droit à une ultime mauvaise surprise en sortant d’un centre de rééducation au Xinjiang, en septembre 2020. Impossible de retrouver son adresse et en particulier le nom de son village, au moment d’acheter un ticket de transport en commun pour rentrer chez elle, dans la province de Chine majoritairement peuplée de minorités turcophones. Le nom de la localité s’est volatilisé des bases de données officielles durant sa captivité. Cette ancienne détenue, dont l’identité est protégée pour sa sécurité, comprend alors que son village a été unilatéralement rebaptisé « Unité », effaçant la résonance ouïgoure de son nom d’origine.
Pékin mène en silence une offensive toponymique d’ampleur sous la bannière de la stratégie « Yanda », ou « frapper fort », du président Xi Jinping, édictée en 2014 contre le « séparatisme » dans cette province placée sous cloche, révèle un nouveau rapport d’une ONG d’exilés ouïgours. 630 villages ont vu leur nom à connotation islamique rebaptisés sous des vocables fleurant bon la propagande communiste ces dernières années, selon un rapport de Uyghur Hjelp publié le 18 juin, en collaboration avec Human Rights Watch (HRW). Des « Sultans » ou « Beg » ont laissé place à « Harmonie », « Drapeau rouge » ou « Bonheur » plus en ligne avec le « rêve chinois » promis par le dirigeant de la deuxième puissance mondiale.
Des noms évoquant le chamanisme des tribus nomades ou des pratiques culturelles anciennes sont également victimes des censeurs. Ainsi, dans le comté de Karakax, le village de Dutar, évoquant le luth traditionnel des Ouïgours, est rebaptisé « Drapeau rouge », selon ce rapport qui se fonde sur des témoignages sur place, dans la province placée sous haute surveillance. Des faits difficiles à vérifier sur le terrain du fait du verrouillage des autorités, cornaquant les journalistes étrangers.
Ces changements, minoritaires à l’échelle des 25 000 localités de la province de 25 millions d’habitants semblent « faire partie des efforts du gouvernement chinois pour effacer la culture et les expressions religieuses des Ouïgours », juge Maya Wang, représentante de HRW.
Ce travail de sape souterrain s’inscrit dans l’objectif de « sinisation » de l’islam, réaffirmée par le dirigeant le plus centralisateur depuis Mao, réécrivant l’histoire de cette marche occidentale rétive, conquise par la dynastie Qing au XVIIe siècle, et rebaptisée « Nouvelle Frontière » par la Chine rouge (Xinjiang). « Mon village s’appelait Mollam Beghi, en l’honneur d’un célèbre lettré turcophone du XIe siècle enterré là. Soudain, je ne le retrouvais plus sur la carte. J’ai découvert qu’il s’appelle désormais “Sagesse” en mandarin. Et la statue du lettré Mahmoud al-Kachgari, près de sa tombe, a disparu ! », confie au Figaro Abdulewi Ayup, linguiste ouigour réfugié en Norvège. La localité a changé de nom sur le moteur de recherche Baidu, dans le district de Konasheher, à 48 km de Kachgar.
Des artères sont également rebaptisées : deux « rues de l’Harmonie » ont ainsi surgi dans le comté de Maralbeshi, remplaçant des noms à connotations musulmanes. Des changements non expliqués par les autorités, mais qui font écho aux directives du secrétaire général du Parti. Il est « nécessaire de promouvoir encore plus la sinisation de l’islam et contrôler efficacement toute activité religieuse illégale pour bâtir un sens de communauté à la nation chinoise », a rappelé Xi, lors d’une tournée d’inspection au Xinjiang, en août 2023. Avec en ligne de mire les « trois maux » du « séparatisme », de « l’extrémisme » et du « terrorisme ».
L’essentiel des changements de nom de village a eu lieu dans l’aride partie méridionale de la province bordant l’Asie centrale, autour de Kachgar, Aksou ou Hotan, entre 2017 et 2019. Cette période correspond au pic de la reprise en main musclée déclenchée en 2014 à la suite des attentats à Kunming et de place Tiananmen conduisant à l’internement de plus de 1 million de musulmans dans des centres de rééducation, selon le Département d’État américain. Ces internements de masse sont corroborés par plusieurs fuites de centaines de documents internes révélés par le New York Times, en 2019. Des pratiques niées en bloc par Pékin, qui a qualifié ces bâtiments, entourés de barbelés et de miradors, de « centres de formation professionnelle » au service des populations locales.
Au Xinjiang, 16 000 mosquées, soit 65 % d’entre elles, ont été détruites ou remodelées par les autorités depuis 2017, selon un rapport du Australian Strategic Policy Institute (ASPI). L’architecture des mosquées doit « démontrer pleinement le style chinois », pointe le plan quinquennal concocté par l’Association islamique de Chine, organisation officielle. Tout comme les « vêtements musulmans et l’étiquette religieuse des cérémonies doivent refléter le caractère chinois », ajoute l’association, qui impose également le mandarin comme langue de prêche.
L’offensive s’inscrit dans une stratégie de déracinement de la culture ouïgoure au profit d’une « unité » chinoise, portée par l’ethnie han, majoritaire dans le pays. Un mantra qui concerne l’ensemble des 55 minorités ethniques, mais cible avant tout l’islam et le bouddhisme tibétain, suspectés de nourrir le « séparatisme » au Xinjiang, et au Tibet. Xi a souligné à nouveau l’importance de « forger un fort sens de communauté à la nation chinoise », exaltant « l’unité ethnique », le 19 juin lors d’une visite d’un temple tibétain dans la province du Qinghai, selon Xinhua.
L’effacement des noms ancestraux de localité permet de déraciner les communautés de leur histoire au profit d’un discours imposé par le pouvoir central orchestrant un grand travail d’amnésie juge Ayup. « Les noms de lieux permettent aux habitants de se relier à leur passé, leur identité, mais si votre village s’appelle soudain « Sagesse », tout cela perd son sens », s’inquiète le linguiste. En parallèle, les érudits et passeurs de culture ancestrale sont arrêtés à l’image du poète Ablet Abdureshid Berqi, condamné à 13 ans de prison selon Radio Free Asia, ou l’universitaire Ilham Tohti, condamné à perpétuité. « La Chine aime dénoncer les exactions coloniales des puissances occidentales, mais elle fait exactement la même chose au Xinjiang » pointe Elaine Pearson, porte-parole de l’ONG New yorkaise HRW.
« Tout le monde sait que l’islam doit être sinisé au Xinjiang, c’est une tendance inévitable » a déclaré Ma Xingrui, le chef du Parti local, en mars dernier, en écho aux directives de Pékin. Ce plan apparaît comme l’aboutissement de la reprise en main décrétée en 2014 au nom de la « stabilité », leitmotiv du dirigeant. Dix ans plus tard, Pékin rouvre timidement la province sous cloche, en quête de relance économique, mais demeure sur ses gardes, car les « trois maux », sont toujours « actifs » a prévenu Ma.