Gaétan Supertino, Le Monde
Les chrétiens évangéliques, notamment aux Etats-Unis ou en Amérique latine, multiplient les actions de soutien à l’Etat hébreu depuis le 7 octobre 2023. Un appui historique nourri de références religieuses.
« Israël, tu n’es pas seul », entendait-on, en novembre 2023, dans un spot diffusé sur l’un des écrans géants de Times Square, à New York, réalisé par la Christians United for Israel. Manifestations, levées de fonds, donation d’équipement, envoi de volontaires sur place pour aider à reconstruire les kibboutz… Cette puissante organisation de chrétiens évangéliques, qui revendique dix millions d’adhérents, multiplie, avec d’autres, les actions de soutien envers l’Etat hébreu depuis les massacres du Hamas. Et le phénomène n’est pas propre aux Etats-Unis, comme on a pu récemment le voir au Brésil dans une vaste manifestation pro-Israël, le 25 février, qui comptait de nombreux évangéliques.
Comment expliquer une telle ferveur ? « C’est un acte de foi. Nombre d’évangéliques soutiennent Israël comme ils s’opposent au droit à l’avortement : cela est perçu comme conforme à la volonté de Dieu », décrypte la politiste Célia Belin, autrice de Jésus est juif en Amérique (Fayard, 2011).
Cette croyance est basée en partie sur une lecture littéraliste de certains textes bibliques, à commencer par Genèse 12, 3, où Dieu dit à Abraham : « Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront ; et toutes les familles de la Terre seront bénies en toi. » Pour nombre d’évangéliques, ce passage s’applique aujourd’hui à l’ensemble des juifs et à l’Etat d’Israël, perçus comme héritiers de la descendance du patriarche. « Il y a cette idée que les promesses divines faites au peuple juif sont de toute éternité. Les Etats qui, comme les Etats-Unis, soutiennent Israël connaîtront la prospérité, alors que ceux qui s’y opposent connaîtront un destin aussi dramatique que celui de l’Allemagne nazie », résume Célia Belin. « S’opère alors une confusion entre Medinat Israel, l’Etat d’Israël, et Eretz Israel, la terre sacrée du peuple juif », poursuit l’historienne Stéphanie Laithier.
Vision eschatologique
D’autres textes bibliques sont réactualisés par les théoriciens évangéliques, à l’instar du livre de Jérémie, composé durant l’exil du peuple hébreu à Babylone, aux alentours du VIe siècle avant notre ère. Une interprétation sioniste contemporaine est alors appliquée à des passages tels que celui-ci : « Je rassemblerai moi-même ce qui reste de mon troupeau, de tous les pays où je les ai bannis ; je les ramènerai dans leur domaine » (Jérémie 23). Selon une telle lecture, la promesse divine du retour complet des juifs « sur leur terre » tient toujours. John Hagee, pasteur texan de 83 ans, déclarait même à la télévision américaine, en 2008, que Dieu avait « créé Hitler pour aider les juifs à atteindre la Terre promise ».
Une frange radicale (mais très active et médiatique) de l’évangélisme intègre également son soutien à Israël dans une théologie messianique de la fin des temps, basée sur une interprétation de l’Apocalypse de Jean : Jésus doit ainsi revenir sur terre après le retour du peuple juif sur les terres bibliques d’Israël (comprenant Gaza et la Cisjordanie, voire, selon une version maximaliste, une partie de l’Egypte et la Jordanie) et la reconstruction du temple antique de Jérusalem.
« Il y a, sur ce point, une convergence de vues avec les sionistes religieux juifs – ceux-ci attendent également un messie, même si ce n’est pas Jésus –, qui confine parfois au fanatisme dangereux. Certains envisagent, par exemple, la destruction de l’esplanade des Mosquées en vue de reconstruire le temple antique de Jérusalem », complète l’historienne Katell Berthelot, coautrice de Jérusalem. Histoire d’une ville-monde des origines à nos jours (Flammarion, 2016).
Le principal penseur d’une telle vision eschatologique est le pasteur évangélique anglais John Nelson Darby (1800-1882), père de la théorie du « dispensationalisme », qui divise l’histoire en plusieurs « dispensations » (sorte de grandes étapes du plan divin) : les origines de l’humanité, le Déluge, la construction de la tour de Babel, la venue des patriarches, le don de la Loi aux Hébreux, la venue du Christ, puis son retour futur pour un règne de mille ans, tel qu’annoncé dans l’Apocalypse de Jean.
Fracture générationnelle
Pour précipiter cette dernière étape, des réseaux évangéliques financent ainsi des migrations de familles juives sur place, des projets archéologiques visant à exhumer des vestiges de l’Israël antique ou des activités de soutien aux colons. « La victoire d’Israël lors de la guerre des Six-Jours, en 1967, qui s’est traduite notamment par la conquête de la Vieille Ville de Jérusalem, a ainsi été interprétée comme un signe divin. Une euphorie est née de ce moment-là, qui a renforcé le sionisme religieux, chrétien comme juif », relate Stéphanie Laithier.
Reste que les évangéliques ne s’expriment pas d’une seule et même voix, et le discours de certaines organisations a évolué, notamment pour éviter les tensions avec les juifs – pas vraiment réceptifs au message selon lequel Jésus viendra les convertir à la fin des temps. Le cas de l’International Christian Embassy in Jerusalem est révélateur. « Il y a encore dix ans, leur communication était truffée de références bibliques et prophétiques. Aujourd’hui, leur argumentation s’est diversifiée et adaptée à un public juif. Ils mettent davantage l’accent sur le soutien à leurs “frères juifs dans la foi” et sur des références historiques telles que la Shoah », relate Katell Berthelot.
Une fracture générationnelle semble également se dessiner : selon les sociologues américains Motti Inbari et Kirill Bumin (Christian Zionism in the TwentyFirst Century : American Evangelical Opinion on Israel, Oxford University Press, 2023), environ 40 % des évangéliques de moins de 30 ans refusent de se prononcer dans le conflit israélo-palestinien, et 20 % affichent un soutien aux Palestiniens (en particulier aux chrétiens).