Avec le rebond de l’insurrection, qui a repris le contrôle d’Alep, le pouvoir syrien paie son refus de faire des concessions, son incapacité à se réformer et à sortir de son isolement.
Par Laure Stephan (Beyrouth, correspondance), Le Monde
En 2015, au plus fort de l’avancée des rebelles en Syrie, Bachar Al-Assad, conscient de la faiblesse de son armée, avait abandonné des territoires jugés secondaires, comme Idlib, pour mieux cimenter son contrôle sur des zones plus stratégiques. Une ligne de front divisait alors la ville d’Alep en deux, entre secteur loyaliste dans l’ouest et partie rebelle dans l’est.
Neuf ans plus tard, le scénario se répète. L’armée et ses alliés iraniens et du Hezbollah libanais n’ont pas opposé de résistance à l’entrée d’une coalition insurgée dans Alep, vendredi. Dominée par les islamistes radicaux de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), l’ancienne branche d’Al-Qaida en Syrie, cette alliance a pris le contrôle de la grande ville du nord de la Syrie, au terme d’une offensive éclair. Les troupes prorégime se sont repliées dans la région limitrophe de Hama, laissant à leur aviation et à celle de la Russie, autre protecteur de Damas, le soin de punir les assaillants, en bombardant Idlib et Alep.
Les combattants insurgés, qui jouissent d’un apparent soutien turc, ont saisi le moment : le camp pro-iranien est affaibli par les coups que lui a portés Israël, à Gaza, au Liban, et en Syrie. La Russie, occupée par sa guerre en Ukraine, n’a plus les mêmes ressources financières et humaines qu’au milieu des années 2010, lorsqu’elle avait déployé ses Mig sur la base de Hmeimim, sur le littoral syrien. Compliquant la donne géopolitique, la rébellion, qui comprend des factions à la solde d’Ankara, a pris, dimanche, Tall Rifaat, une localité sous contrôle kurde, près de la frontière turque. Les forces kurdes ont annoncé vouloir évacuer les civils kurdes d’Alep.
Resté un paria aux yeux des Occidentaux au nom, disent ces derniers, de la répression sanglante qu’il a menée contre son peuple, Bachar Al-Assad avait réussi à sauver son poste, grâce à l’intervention de ses puissants alliés russes et iraniens. Mais il n’a jamais pu reconquérir la totalité du territoire syrien, le Nord-Est et ses puits de pétrole restant aux mains des Kurdes et le Nord-Ouest sous le contrôle des antirégime. Il est devenu le roi d’un pays morcelé et exsangue, privé de ressources, dans l’incapacité de se reconstruire et de rebondir.
Embargo économique de fait
Il a fallu, après la reconquête des principaux bastions rebelles (Alep, la Ghouta et Deraa), achevée en 2018, remercier les chefs miliciens et les affairistes qui avaient contribué au sauvetage du régime. La corruption, endémique, n’a jamais cessé. Les sanctions, mises en place au début de la répression du soulèvement de 2011, se sont durcies en 2020, avec l’adoption aux Etats-Unis, durant la première présidence Trump, de la loi « César ». Ce texte, qui porte le nom de code d’un photographe de la police militaire syrienne ayant fait sortir des dizaines de milliers de clichés de cadavres de prisonniers, morts de faim ou sous la torture, a placé la Syrie sous un embargo économique de fait.
« Le régime ne dispose pas non plus de ressources humaines : il y a eu une émigration massive des cadres, note l’économiste syrien Samir Aïta. Alep était défendue par des conscrits sous-payés et ne mangeant pas à leur faim. »
La déliquescence du pouvoir s’explique également « par son refus de faire des concessions et de coopérer dans des négociations au niveau régional. Ce qui se passe à Alep est aussi le résultat de cette intransigeance. L’essentiel pour Bachar Al-Assad a toujours été de rester au pouvoir, mais cela ne veut pas dire qu’il est puissant », estime Rim Turkmani, chargée de recherche sur la Syrie à la London School of Economics.
Face à Ankara, qui souhaite obtenir une forme d’autonomie pour Idlib afin d’y renvoyer une partie des trois millions de réfugiés syriens installés sur son sol et pouvoir intervenir quand elle le souhaite contre les Kurdes, Damas a campé sur ses positions : le retrait, avant tout dialogue, des troupes turques du territoire syrien.
Réintégrée au sein de la Ligue arabe en 2023, la Syrie n’a pas non plus donné les gages de bonne conduite qu’attendaient ses voisins arabes, tant sur le dossier du retour des réfugiés que sur celui du trafic de Captagon : une drogue de synthèse, produite en grande quantité en Syrie, qui inonde les pays avoisinants. Le trafic a diminué, sans pour autant cesser. « Avec les pays arabes, il s’agit plus d’une semi-normalisation, pour des raisons pragmatiques, que d’un réel retour. La relation reste précaire », considère Rim Turkmani.
« Le régime est arrivé à une telle faiblesse structurelle que, même s’il en avait la volonté, faire des concessions, par exemple en faisant de la place à l’opposition dans le gouvernement, même de façon superficielle, risquerait de le mener à sa fin », note Sinan Hatahet, spécialiste de la Syrie.
Bachar Al-Assad peut se féliciter d’avoir reçu dès samedi un appel de soutien de Mohammed Ben Zayed, le président des Emirats arabes unis. Celui-ci a été à la pointe du dégel des relations de Damas avec ses pairs arabes, à partir de 2018. Avec un objectif : contrer l’influence iranienne et l’ingérence turque en Syrie. D’autres capitales arabes ont affiché leur appui à Damas, comme Amman et Bagdad. Le chef de la diplomatie iranienne, Abbas Araghchi, s’est rendu dimanche dans la capitale syrienne. Le soir, il s’est envolé pour Ankara, où il devait rencontrer, ce lundi, le président Recep Tayyip Erdogan. Avec la prise dimanche de Tall Rifaat, une escalade impliquant davantage de protagonistes se profile.
« Stratégie du bord du gouffre »
Bachar Al-Assad n’en reste pas moins dans une situation très précaire. Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, l’a menacé, mardi 26 novembre, estimant qu’il « jouait avec le feu », en citant les transferts d’armes tolérés par son régime au profit du Hezbollah. Mais le maître de Damas ne peut pas se couper radicalement de ses alliés du camp pro-iranien : « Les Syriens ne veulent pas des Iraniens, mais ils ont besoin d’eux », souligne une source diplomatique.
Pour se sortir d’affaire, outre jouer les acteurs internationaux les uns contre les autres, le dirigeant syrien pourrait recourir, selon Samir Aïta, « à la stratégie du bord du gouffre déjà pratiquée par son père, à savoir mettre la communauté internationale devant le fait accompli : “Vous voulez Hayat Tahrir Al-Cham, plutôt que moi ? Vous l’aurez”. Et mettre au défi les rebelles de pourvoir aux besoins des quatre millions d’habitants d’Alep ».
Dans un communiqué conjoint, les Etats-Unis, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont appelé dimanche à la « désescalade » en Syrie. « Il est fascinant de voir les dirigeants du monde se mobiliser aujourd’hui – publiquement ou discrètement – pour garantir que le régime Assad ne s’effondre pas. Cela fait écho à la façon dont ils se sont mobilisés en 2011, mais pour garantir que le soulèvement réussisse à susciter le changement, ou même à renverser le régime à Damas », écrit, sur X, Hassan Hassan, fondateur de New Lines Magazine et observateur de la Syrie.