Conflit au Proche-Orient. Homme politique le plus populaire du pays, l’ancien chef d’état-major menace de quitter le Cabinet de guerre, ce qui provoquerait un séisme politique en Israël. Beaucoup voient en lui le futur Premier ministre. Portrait d’un soldat au cœur du destin du Moyen-Orient.
Par Corentin Pennarguear. L'Express
Un voyage en toute discrétion. Début octobre 2023, Benny Gantz n’est plus qu’un simple député d’opposition à la Knesset, le Parlement israélien, après avoir été chef d’état-major de l’armée (2011-2015), puis ministre de la Défense (2020-2022). Plutôt réservé, le sexagénaire ne se prive pas de critiquer la radicalité du gouvernement de Benyamin Netanyahou et de ses ministres suprémacistes. En ce 4 octobre, Gantz se trouve pourtant à Washington pour échanger avec le Conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, un très proche du président américain.
"Benny Gantz ne dévoile jamais toutes ses cartes, souligne Aaron David Miller, ancien conseiller de l’administration américaine sur le Moyen-Orient. Il se construit le réseau le plus vaste possible, il a des liens avec les religieux, avec les colons, avec les États-Unis, avec l’Autorité palestinienne et évidemment au sein de l’armée israélienne." D’après plusieurs sources, Gantz était à Washington pour discuter avec l’administration Biden de la normalisation en cours entre Israël et l’Arabie saoudite. Les Saoudiens, refroidis par les ministres d’extrême droite du gouvernement Netanyahou, cherchaient des appuis au sein de l’opposition israélienne pour conclure le rapprochement. Même sans ministère, Gantz reste au centre du jeu du Moyen-Orient.
Trois jours plus tard, le 7 octobre, des centaines de terroristes du Hamas pénètrent en Israël et massacrent plus de 1 200 civils. L’État hébreu se déclare en guerre et Gantz choisit d’intégrer le Cabinet de guerre, un gouvernement d’urgence resserré, symbole de l’unité de la nation. "Il y a un temps pour la paix et un temps pour la guerre", explique-t-il. En tant qu’ancien ministre de la Défense, il reconnaît sa propre responsabilité dans la faillite sécuritaire, contrairement à Netanyahou qui préfère blâmer l’armée et des renseignements.
Déjà populaire, la côte de Gantz décolle dans l’opinion israélienne. "S’il est si aimé en Israël, c’est parce que par deux fois il a montré qu’il était avant tout un patriote désintéressé, pointe Aaron David Miller, désormais chercheur au Carnegie Endowment for International Peace : en formant un gouvernement avec Netanyahou pour gérer la crise du Covid-19 en 2020, et quand il s’est porté volontaire pour intégrer le Cabinet de guerre après le 7 octobre. Alors qu’il hait Netanyahou, Gantz accepte de s’asseoir dans la même pièce que lui pour prendre des décisions dans l’intérêt de la nation." Si des élections avaient lieu aujourd’hui, le parti de Gantz multiplierait par trois son nombre de sièges à la Knesset, de 12 à 37, quand ceux du Likoud, le parti de Netanyahou, diminueraient de moitié, de 32 à 16. Une voie royale pour devenir Premier ministre.
D’autant que les jours de la fragile union nationale semblent comptés. Après trois mois de guerre, la politique reprend ses droits en Israël et Gantz perd patience face aux manœuvres de Netanyahou. Avec Gadi Eizenkot, lui aussi ancien chef d’état-major ayant rejoint le Cabinet de guerre, Gantz exige un plan clair de sortie de conflit et pour la gestion de Gaza à l’avenir. Les deux hommes réclament, aussi, que la priorité soit donnée à la libération des 160 otages restants dans la bande de Gaza. En face, le gouvernement Netanyahou bloque toute avancée et paraît engager Tsahal dans une guerre sans fin. "Nous ne pouvons pas ramener les otages en vie sans passer un accord [avec le Hamas]", a déclaré Eizenkot aux médias la semaine dernière, soulignant que tous ceux qui prêchent l’inverse - comme Netanyahou et son ministre de la Défense Yoav Galant - "tentent de vendre des illusions à la population". Le divorce approche.
"La seule question est en réalité de savoir à quel moment Gantz va quitter le Cabinet de guerre, estime Gideon Rahat, professeur de sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem. Netanyahou le sait et son entourage a entamé une campagne de dénigrement de Gantz. Le jour de son départ du Cabinet, ce sera encore plus méchant…" Depuis que l’ancien chef de d’état-Major est entré en politique, il y a cinq ans, tous les sondages prédisent qu’il remplacera un jour l’actuel Premier ministre. "Son principal atout consiste justement à ne pas être Netanyahou, poursuit Gideon Rahat. Il ne monte pas les gens les uns contre les autres, il ne leur ment pas, il ne les manipule pas… Gantz montre de réelles qualités de leader populaire, sans fantasmer une réalité qui n’existe pas. Il ressemble bien plus à Churchill qu’à Netanyahou."
Pendant longtemps, Israël a porté d’anciens généraux au pouvoir, comme Yitzhak Rabin ou Ariel Sharon, qui tous les deux ont été chefs d’état-major avant de devenir Premier ministre. Benny Gantz, lui, a commencé sa carrière militaire comme parachutiste, avant de gravir un à un les échelons de Tsahal. Fils de survivants des camps de la mort nazis, il a toujours conservé une réputation d’officier au sang froid impeccable dans l’armée, même pendant les épisodes les plus tendus de sa carrière. Gantz a par exemple dirigé le commando chargé de sécuriser l’opération Salomon en Ethiopie, visant à évacuer 14 000 juifs éthiopiens vers Israël en 1991. En 2000, quand les troupes israéliennes se sont retirées après quatorze années de présence au Liban, Gantz était le dernier soldat à repasser la frontière, fermant la porte derrière lui.
Après le traumatisme causé par l’attaque du Hamas, l’ancien chef d’état-major peut proposer un visage rassurant aux Israéliens. "Même si le haut commandement militaire est critiqué depuis le 7 octobre, l’armée reste le corps de l’État le plus respecté en Israël, soutient David Khalfa, codirecteur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à la fondation Jean Jaurès. Ce sera un avantage important pour Gantz, qui incarne la ligne des 'sécuritaires' : par sa carrière, il a une conception de la sécurité nationale dominée par une perspective stratégique et militaire plutôt précautionneuse. Il n’est pas va-t’en guerre et se place ainsi dans la droite ligne des pères fondateurs d’Israël."
Si Gantz n’a jamais fait connaître sa position sur la création d’un Etat palestinien, il a déjà montré son opposition franche à une annexion partielle de la Cisjordanie, qu’il avait décrite comme "une catastrophe qui aurait des conséquences dramatiques". "Nous deviendrions des parias à Washington ; la Cisjordanie sombrerait dans la violence ; les pays arabes rompraient les liens […] Non seulement une annexion déclencherait une réponse violente, elle saboterait aussi tout espoir d’une future négociation pour résoudre le conflit", écrivait l’ancien parachutiste dans le journal Haaretz en mars 2021. "Sur la question palestinienne, Gantz reste très prudent mais n’a jamais montré d’hostilité de principe à la solution à deux États, note David Khalfa. Il sait que l’état d’esprit israélien n’en est pas à ce stade de réflexion, parce que le pays se trouve au beau milieu d’une guerre. Renouer le dialogue avec les Palestiniens demandera du temps, la priorité pour les Israéliens étant le rétablissement de la sécurité."
Son expérience militaire l’a amené à être en poste plusieurs années en Cisjordanie et à travailler de près avec l’Autorité palestinienne. Gantz a gardé des liens avec ses hauts fonctionnaires et il peut se targuer d’être l’un des rares hommes politiques israéliens actuels à avoir rencontré plusieurs fois le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. "S’il formait un gouvernement, celui-ci serait de centre-droit, anticipe l’américain Aaron David Miller. Ses priorités seraient de garantir l’indépendance de la justice, d’unifier le pays et de lancer un dialogue pragmatique, mais extrêmement dur, avec les Palestiniens." Même avec Gantz, le chemin du conflit israélo-palestinien promet d’être encore long, tortueux et douloureux.