Pour le professeur à Princeton, "l’axe de résistance" dominé par les Iraniens utilise la question palestinienne pour rester au centre du Moyen-Orient, face à des pays de Golfe s’étant rapprochés d’Israël.
Professeur au département des études proche-orientales à l’université de Princeton, aux Etats-Unis, Bernard Haykel est l’un des meilleurs connaisseurs du Moyen-Orient comme du phénomène islamique. Pour L’Express, il analyse les dessous de l’attaque surprise et sanglante du Hamas contre Israël, le rôle de l’Iran, ainsi que les conséquences pour la région, et notamment sur le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite. Selon ce grand arabisant, "il y a aujourd’hui une vraie faille au Moyen-Orient entre des pays qui restent attachés aux idéologies du XXe siècle et d’autres davantage tournés vers l’avenir et qui ont adopté une vision et des politiques du XXIe siècle." Entretien.
L’Express : Quelle est l’importance historique de cette attaque surprise du Hamas ? Beaucoup parlent déjà d’un "11-Septembre" israélien…
Bernard Haykel : C’est un choc énorme, cinquante ans après la guerre du Kippour. Mais, à part cette date symbolique, c’est vraiment une faillite assez incroyable des renseignements et de l’armée israéliens. Je n’arrive pas à comprendre comment ils n’ont pas pu voir venir cette attaque, alors que ces services de renseignement sont d’ordinaire très performants, surtout à Gaza et en Cisjordanie. Une explication avancée, c’est que les troupes armées israéliennes étaient focalisées sur la Cisjordanie, avec la crainte d’accrochages entre des colons très radicalisés et des Palestiniens, délaissant ainsi le Sud.
L’avenir de Benyamin Netanyahou est en jeu. On verra comment il peut survivre politiquement après cette défaite cuisante pour son pays. D’autant que la protection des civiles est primordiale en Israël.
Pourquoi le Hamas a-t-il pris la décision d’une telle attaque aussi sanglante ? La marginalisation de la question palestinienne dans les relations internationales semble une motivation importante…
Il y a trois éléments essentiels. D’abord, il y a toujours eu une compétition entre l’Autorité palestinienne, reconnue, et le Hamas afin de savoir qui est le vrai leader de la cause palestinienne. Le Hamas veut prendre la relève. On voit la même chose dans les camps palestiniens au Liban, avec des accrochages entre Hamas et Fatah. Dans le monde palestinien, il est clair que c’est le Hamas qui est le vrai "dur", et le leader de la cause.
Deuxièmement, il y a chez les Palestiniens l’idée qu’avec un gouvernement israélien d’extrême droite, il n’y a pas de solution. Que tôt ou tard, des gens comme Bezalel Smotrich ou Itamar Ben-Gvir voudront expulser les Palestiniens de leur territoire. Cette frustration pousse à un blocage. Les Palestiniens ont voulu montrer au monde entier que leur cause restait importante. Ils ont voulu rappeler que les Palestiniens existent et souffrent. Remettre cette question au centre de l’attention, c’est d’ailleurs un modèle que l’on retrouve dans beaucoup d’attentats terroristes du passé, comme ceux de Munich en 1972.
Enfin, le Hamas, avec l’Iran, veulent arrêter le processus de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite après les accords d’Abraham. Si Riyad normalise ses relations, d’autres pays musulmans suivront immanquablement.
L’Arabie saoudite semble très embarrassée par la situation…
J’ai au contraire trouvé leur communiqué très intelligent. Riyad a appelé à un cessez-le-feu, et qu’on arrête de tuer des civils des deux côtés. L’Arabie saoudite ne peut pas défendre Israël, car sinon elle serait mise de côté politiquement dans le monde arabe et musulman. Elle veut rester au centre du jeu vis-à-vis de l’Iran. Je crois qu’elle souhaite vraiment sauver la possibilité d’un processus de paix.
Mais le rapprochement avec Israël, qu’on attendait pour les prochains mois, n’est-il pas compromis ?
Il sera mis en péril si la contre-attaque d’Israël s’avère très violente, avec des milliers de morts côté palestinien. Tout dépend donc de la réponse israélienne. S’il y a une violence inacceptable aux yeux du monde arabe et musulman, il sera très difficile pour Riyad de reprendre ce processus.
L’Arabie saoudite souhaite normaliser ses relations avec Israël, mais elle veut aussi que la question palestinienne ne soit pas complètement mise à l’écart, tout en n’étant pas centrale dans ce processus. Mais, immanquablement, la question palestinienne va revenir au centre du débat. Je pense que l’Arabie saoudite souhaiterait que les États-Unis mettent une certaine pression sur Israël pour que la riposte ne soit pas trop violente, et ne ferme ainsi pas la possibilité à un rapprochement entre les deux pays.
Aujourd’hui, tout le monde s’interroge sur le niveau de responsabilité de l’Iran dans cette attaque du Hamas, son allié. Il est clair que Téhéran veut tout faire pour empêcher ce rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite…
Le guide suprême Khamenei a célébré cette attaque de façon très claire. Sur Twitter (NDLR : appelé X aujourd’hui), il a dit qu’Israël allait être détruit. Il y a eu des réunions entre lui et les chefs du Hamas à Téhéran. Les deux côtés reconnaissent des livraisons d’armes et des financements. La relation stratégique entre l’Iran et le Hamas est très forte, et il y a sûrement eu une coordination.
La cause palestinienne, mais surtout la haine d’Israël et de l’Occident, est très importante pour le régime iranien. C’est une façon de distraire la population, mais c’est aussi la colle qui maintient ensemble l’élite.
Y a-t-il un risque d’escalade dans la région ? Le Hezbollah peut-il se lancer à son tour dans une offensive ?
Tout dépend entièrement de l’Iran. Si Téhéran demande au Hezbollah de lancer une guerre contre Israël, il le fera. Le Hezbollah n’est pas son propre maître, il dépend entièrement de l’Iran, faisant partie de la garde révolutionnaire iranienne. Mais le régime iranien sait aussi que si le Hezbollah lance une offensive sur la frontière nord, Israël va détruire le Liban, comme il l’a très clairement fait savoir, en avertissant que c’est tout l’Etat libanais qui sera tenu pour responsable. Au Liban, les Iraniens et le Hezbollah ont une autre option : ne pas attaquer directement, mais utiliser des factions palestiniennes. Sauf que tout le monde sait que personne ne peut attaquer Israël par le nord sans l’accord ou l’aide du Hezbollah.
L’"axe de la résistance" formé par l’Iran, la Syrie, le Hezbollah, le Hamas et le mouvement Houthi au Yémen s’est-il renforcé ? On sait que le Hamas, sunnite, s’était par le passé opposé au régime de Bachar el-Assad…
Le Hamas, mouvement sunnite fondé par des Frères musulmans, était embarrassé face à la guerre civile en Syrie. Mais désormais, ils font comme si rien ne s’était passé. Cette façon d’agir envers les sunnites de Syrie leur a d’ailleurs beaucoup coûté. En Arabie saoudite, beaucoup de personnes n’oublient pas que le Hamas est allié à un régime syrien qui a commis des crimes impensables contre son peuple, et surtout contre les sunnites. Il y a eu 11 millions de Syriens déplacés, plus de 500 000 morts. Les crimes du régime syrien, et le rôle iranien derrière lui, ne sont pas effacés. Que le Hamas soit désormais allié au régime de Bachar el-Assad pose un vrai problème pour lui dans certains cercles du monde sunnite.
L’Egypte sera-t-elle un acteur central pour tenter de trouver un compromis ?
L’Egypte a un rôle important dans Gaza. Historiquement, elle contrôlait ce territoire jusqu’en 1967. Les Américains vont vouloir utiliser l’Egypte et son accès au Hamas pour arrêter cette guerre. Pas tout de suite, mais tôt ou tard. Je crois que les Etats-Unis vont d’abord laisser Israël frapper durement le Hamas pendant quelques jours, voire quelques semaines, avant de tenter de calmer la situation. Les Egyptiens joueront dans ce cadre-là un rôle de médiateur.
Les Etats-Unis ont déjà un front ouvert en Ukraine, et sont pris dans des tensions grandissantes avec la Chine. Peuvent-ils se permettre d’avoir un nouveau point chaud au Moyen-Orient ?
Israël n’a pas besoin de l’armée américaine, ils peuvent se défendre seuls. Cela n’implique donc pas d’intervention militaire américaine au Moyen Orient. En revanche, l’idée, débutée avec Barack Obama et poursuivie par Joe Biden, de parler avec les Iraniens, c’est fini. Les Etats-Unis ont pu, par exemple, conclure un accord financier – même s’il se limitait à des achats humanitaires - avec Téhéran pour libérer des Irano-américains emprisonnés. Mais ce genre de deal n’est plus possible.
Robert Malley, l’envoyé spécial américain pour les questions iraniennes, a été suspendu de ses fonctions. Je pense qu’à l’avenir, on va voir des enquêtes sur le rôle de l’Iran à l’intérieur des Etats-Unis.
La Russie, alliée avec l’Iran, mais aussi proche d’Israël, a semblé particulièrement embarrassée par cette attaque, se disant "en contact" avec toutes les parties concernées…
Cela montre clairement que la Russie veut garder des liens forts avec l’Iran. Par ailleurs, aux Etats-Unis, certains s’étaient inquiétés d’un rapprochement entre l’Arabie saoudite et la Russie autour des prix du pétrole. Mais la réalité, c’est qu’il ne s’agissait que d’une politique purement économique de la part de Riyad, en aucun cas le début d’une alliance stratégique et politique avec Vladimir Poutine.
En France, l’attaque du Hamas a été condamnée presque unanimement. Mais à l’extrême gauche, LFI a mis sur le même plan la colonisation israélienne et cette attaque sanglante contre des civils, menée par un mouvement islamiste prônant la destruction d’Israël…
Aux Etats-Unis, il serait impensable de ne pas condamner le Hamas, même pour l’extrême gauche. Un mouvement comme le Hezbollah, quand il attaque Israël, pratique au moins des distinctions entre militaires et civils. Mais là, le Hamas a vraiment agi comme un mouvement terroriste, tuant des civils qui n’étaient clairement pas armés. Si le Hamas n’avait ciblé que des sites militaires et pris en otage que des soldats, on aurait pu dire qu’il s’agissait d’une défense des droits des Palestiniens. Mais là, je ne vois pas comment on ne peut pas fermement condamner le Hamas, animé de surcroît pas une idéologie islamiste et antisémite. On est très loin d’un mouvement nationaliste comme l’OLP.
Alors que le Moyen Orient était marqué par des évolutions positives, avec un recul de l’islamisme politique et des normalisations diplomatiques, cette attaque marque un recul terrible. Restez-vous optimiste ?
"L’axe de résistance" dominé par les Iraniens utilise la question palestinienne pour rester au centre de la politique du Moyen Orient. Mais je crois que c’est un acte de désespoir. A l’intérieur de l’Iran, le régime a un vrai problème de légitimité. Tuer des femmes parce qu’elles ne veulent pas porter de voile est quand même la preuve d’une certaine fragilité.
Il y a aujourd’hui une vraie faille au Moyen-Orient entre pays qui restent attachés aux idéologies du XXe siècle et d’autres qui sont plus tournés vers l’avenir et ont adopté une vision et des politiques du XXIe siècle. Dans le premier groupe, on trouve l’Iran, la Syrie, le Yémen, la Libye ou l’Algérie. Ces pays sont engagés, explicitement ou implicitement, dans l’une des "idéologies de résistance", à savoir l’islamisme ou le nationalisme arabe, en combinaison avec l’anti-impérialisme. Ils considèrent l’Occident comme l’ennemi et se présentent comme les victimes opprimées d’une conspiration mondiale, souvent dirigée par les sionistes et les juifs. Dans tous les cas, leurs peuples sont gouvernés par des régimes autoritaires dont les idéologies, qu’elles soient laïques ou islamistes, sont calquées sur une variante du fascisme, et la misère règne.
D’autre part, il y a les pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), qui perçoivent les "idéologies de résistance" du XXe siècle comme futiles, ayant produit surtout de la brutalisation, du sous-développement, et souvent du chaos. Au lieu de cela, Riyad et Abu Dhabi ont adopté des politiques qui mettent l’accent sur l’intérêt national avant tout. Il s’agit notamment d’un développement économique rapide, d’une diversification de la dépendance à l’égard du pétrole à mesure que la transition énergétique s’accélère, d’un assouplissement des politiques sociales restrictives, d’une gouvernance efficace mais autoritaire, et de l’éradication de la corruption. Ainsi, au lieu du panarabisme ou du panislamisme et de l’appel à l’imposition de la loi islamique, l’Arabie saoudite et les EAU s’investissent dans la promotion du nationalisme et dans la transformation de leurs pays en acteurs régionaux et mondiaux de premier plan. Riyad, par exemple, est aujourd’hui le 15e pays du G20 et vise à se hisser parmi les 10 premières économies mondiales. Il veut devenir une plaque tournante internationale pour le commerce, le transport et la logistique, le progrès technologique et la production industrielle et militaire, ainsi qu’une destination touristique de premier plan. L’investissement dans le sport s’inscrit dans ce processus de réinvention du pays, en mettant l’accent sur les jeunes qui constituent la majorité de la population. Le sport, et plus particulièrement le football, remplace la religion en tant que lieu du sentiment nationaliste et de l’identité.