Moyen-Orient. Pour le professeur à Princeton, l’Iran se pose, aux yeux de l’opinion publique arabe, comme "le seul pays dans la région capable de s’en prendre à Israël", tout en ne souhaitant pas un conflit généralisé.
Professeur au département des études proche-orientales à l’université de Princeton, aux Etats-Unis, Bernard Haykel est l’un des meilleurs spécialistes internationaux du Moyen-Orient. Pour L’Express, le chercheur tire les enseignements de l’attaque inédite de l’Iran contre Israël. Selon lui, le régime iranien a surtout cherché à emporter des gains symboliques plutôt que militaires, afin de "se présenter comme le champion de la cause palestinienne, du monde arabe et du 'Sud global'". Tout en montrant aux Américains qu’il ne souhaitait pas un conflit généralisé… Entretien.
L’Express : L’Iran a, pour la première fois, attaqué directement Israël sur son territoire, mais sans causer de dégâts importants. N’est-ce pas un échec pour le régime iranien ?
Bernard Haykel : Je pense au contraire que le jeu auquel joue l’Iran est assez malin. Ce que les Israéliens n’ont jamais vraiment accepté, c’est qu’il s’agit aussi d’une guerre de symboles et de prestige politique. Les Iraniens avaient largement perdu en la matière du fait de leurs actions en Syrie ou en Irak, avec des massacres de populations sunnites. Leur domination sur le Liban, à travers le Hezbollah, est aussi mal perçue. Ils avaient ainsi perdu la "rue arabe", majoritairement sunnite. Mais pour Téhéran, la cause palestinienne est une manière de retrouver du prestige, et de résister à Israël et l’Occident. Les Iraniens veulent également stopper le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite, qui se fait à travers les Etats-Unis.
Avec cette attaque, l’Iran se pose ainsi comme le seul pays dans la région capable de s’en prendre à Israël. L’Arabie saoudite, la Jordanie, la Turquie ou l’Egypte ne l’ont pas fait. On a vu des images de missiles au-dessus de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem. Ce sont des images fortes, qui redonnent à l’Iran un certain élan politique. Mais, en même temps, les Iraniens se sont montrés habiles en ayant annoncé ce qu’ils allaient faire. Ils n’ont clairement pas voulu faire beaucoup de dégâts en Israël. Quand le régime veut vraiment frapper une cible, il se montre généralement très précis, comme on l’a vu en 2019 avec l’attaque de centres énergétiques en Arabie saoudite. J’ai ainsi l’impression que les Iraniens jouent un jeu plutôt symbolique que militaire. Ils ont en plus procédé le week-end, en sachant qu’il n’y aurait pas d’effet sur le marché pétrolier. Et en même temps, ils ont fait savoir aux Américains qu’ils pouvaient infliger de réels dégâts aux systèmes énergétiques, aux pétroliers et aux navires.
Cette attaque marque-t-elle un tournant au Proche-Orient ?
D’abord, pour la première fois, l’Iran a attaqué directement Israël, sans passer par des "proxys". C’est une rupture avec leur tradition. Ils ne peuvent plus dire "ce n’est pas nous". Ensuite, il a offert à Israël et à ses alliés, y compris des pays arabes, un exercice de défense aérienne contre ses missiles et drones, ce qui peut se révéler précieux pour Israël. Les 99 % de réussite israélienne face à 300 missiles et drones prouvent que les Iraniens n’ont sans doute pas assez d’armes fiables contre Israël. Enfin, cette attaque a très clairement démontré que le Hezbollah n’est pas la seule milice totalement aux ordres des Iraniens. En lançant eux aussi des drones, les houthis ont confirmé qu’ils faisaient quasiment partie des Gardiens de la révolution.
Mais, comme je le disais, l’Iran a emporté des gains symboliques. Israël et les Etats-Unis doivent réaliser qu’il ne s’agit pas seulement d’une guerre militaire, mais qu’ils doivent aussi empêcher l’Iran de se présenter comme le champion de la cause palestinienne, du monde arabe et du "Sud global".
En représailles, Israël pourrait-il attaquer violemment le Hezbollah ?
Benyamin Netanyahou, dès qu’il en aura plus ou moins fini avec Gaza, voudra se pencher sur le Hezbollah. Les Iraniens se disent qu’Israël souhaite de toute façon frapper au Liban, et en arriver à une guerre contre l’Iran qui impliquerait également les Etats-Unis. Mais ils sont en train de signaler aux Américains qu’ils ne souhaitent pas une guerre généralisée, et qu’ils en restent au symbolique. Ce message, je crois, a bien été reçu par les Etats-Unis. C’est l’idée que le régime iranien peut jouer "sale", mais qu’il n’est pas complètement suicidaire. Ce n’est pas la Corée du Nord ou l’Irak de Saddam Hussein, c’est un pays avec lequel on peut encore traiter.
A quel point la Jordanie et l’Arabie saoudite vont-ils continuer à soutenir Israël ?
Les Saoudiens ont intercepté des missiles houthis, en disant qu’ils n’acceptaient pas le survol de leur territoire. La Jordanie a mis en avant la même logique de souveraineté. Mais lorsqu'on écoute les informations en arabe, il est clair que cette logique, même si elle est compréhensible, s’avère embarrassante aux yeux des opinions publiques arabes. Car, finalement, la Jordanie a protégé Israël et accepté que nombre de missiles et drones iraniens soient arrêtés sur son territoire, avant d’atteindre l’Etat hébreu. Les autorités jordaniennes ont fait savoir que les Iraniens sont en train de se radicaliser et leur ont demandé de cesser de se mêler des affaires domestiques du royaume. La Jordanie est en passe de développer une hostilité manifeste envers l’Iran. Mais il ne faut pas oublier que la population jordanienne est composée à plus de 60 % de Palestiniens, qui ne souhaitent pas que leur gouvernement protège Israël…
Les Etats-Unis vont-ils arriver à retenir Israël dans ses possibles représailles ?
Ils laisseront faire si ce sont des représailles clandestines, avec des sabotages ou des attaques de gisements pétroliers. Mais les Américains n’accepteront pas qu’Israël frappe directement l’Iran, c’est-à-dire en envoyant des avions bombarder le territoire iranien.
Le risque d’escalade au Proche-Orient vous semble-t-il cependant important ?
Pour le peuple israélien, il y a quelque de chose de sacré quand on s’attaque directement à son territoire. On a bien vu qu’après le 7 octobre, il s’est produit une réaction émotionnelle très forte. Aujourd’hui, cela peut pousser Israël à répliquer à cette attaque iranienne pour rétablir sa dissuasion. Mais les Israéliens peuvent aussi dire que cette attaque n’a pas été très performante, et qu’avec l’aide des Américains et même de pays arabes, ils ont su protéger leur territoire. Si l’Iran avait vraiment voulu frapper sérieusement l’Etat hébreu, il aurait pu déclencher tous les missiles du Hezbollah. Mais Netanyahou est également dans la logique de sa survie politique. Cela dit, Israël ne doit pas oublier que ce conflit n’est pas uniquement militaire. Si les Israéliens ont obtenu une victoire à Gaza, ils ont subi une défaite symbolique. Même s’ils étaient au départ les victimes du Hamas, ils passent désormais, aux yeux d’une grande partie du monde, pour les bourreaux. A l’inverse, l’Iran a fait oublier ses propres exactions. Plus personne ne parle des crimes commis en Syrie…