Conflit au Moyen-Orient. Les armées britannique et américaine ont repoussé, mercredi 10 janvier, en mer Rouge "la plus importante attaque" menée par les rebelles houthistes à ce jour. Malgré la coalition internationale, il semble difficile de les contenir.
Propos recueillis par Hamdam Mostafavi
Professeur au département des études proche-orientales à l’université de Princeton, aux Etats-Unis, Bernard Haykel est spécialiste du monde arabo-musulman et des différents groupes islamistes dans la région. Pour L’Express, il revient sur l’escalade des tensions au Proche-Orient, la stratégie israélienne et les troubles en mer Rouge.
L’Express : Quel est votre sentiment après la mort du n° 2 du Hamas, Saleh al-Arouri, le 2 janvier, alors qu’il se trouvait à Beyrouth ?
Bernard Haykel : Les Israéliens n’ont pas caché qu’ils allaient s’attaquer au leadership du Hamas partout dans le monde. Al-Arouri, ils l’avaient clairement, lui et plusieurs personnes autour de lui, dans leur ligne de mire. Il était un interlocuteur clé entre le Hamas, l’Iran et le Hezbollah. Je ne suis pas surpris qu’ils s’en soient pris à lui, et je ne serais pas surpris qu’ils s’en prennent à d’autres dirigeants du Hamas, y compris dans d’autres pays à travers le monde. Israël a aujourd’hui une réaction très similaire à celle qui a suivi le meurtre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich, en 1972. Ils vont s’en prendre à tous les responsables du 7 octobre. Cela fait aussi peut-être partie d’une stratégie plus large. En regardant la situation actuelle, il me semble qu’Israël aimerait étendre le conflit au-delà de Gaza. Les Israéliens sont constamment en train d’essayer de provoquer l’Iran. Vous le voyez avec les attaques régulières contre le Hezbollah. L’organisation chiite a été assez modérée, relativement parlant, ne voulant pas élargir le conflit. Les Israéliens ont attaqué des Iraniens en Syrie [dont le général Razi Moussavi, tué le 28 décembre] et maintenant le n° 2 du Hamas, au Liban. Les dirigeants de Téhéran semblent être prudents et rationnels et ne pas vouloir étendre le conflit. En partie, parce que les Iraniens et le Hezbollah se rendent compte que l’élargissement du conflit par Israël constitue également une tentative d’impliquer les Etats-Unis dans la guerre. Or l’Iran et ses alliés ne veulent surtout pas d’une guerre avec les Etats-Unis.
Depuis plusieurs semaines, les rebelles houthistes attaquent des navires en mer Rouge, perturbant significativement le trafic commercial maritime mondial. Une coalition s’est mise en place, mais les attaques continuent, il n’y a donc aucun moyen de les arrêter ?
La question des rebelles houthistes pourrait entraîner les Etats-Unis dans une guerre. Je pense que les Américains s’apprêtent à attaquer les houthistes directement, l’option est sérieusement envisagée.
Les houthistes ne veulent pas arrêter leurs attaques, ou alors les Iraniens ne veulent pas qu’ils arrêtent. Je ne crois pas que les houthistes opèrent en solo, les Iraniens sont très impliqués : tout l’équipement vient d’Iran. De plus, les rebelles houthistes ont besoin d’une l’aide logistique pour cibler les navires. L’Iran poursuit actuellement trois objectifs, qui sont en train d’être atteints. Ils veulent montrer qu’en plus du détroit d'Ormuz, ils peuvent bloquer Bab-El-Mandeb et Suez : les trois points d’étranglement stratégiques du Moyen-Orient sont donc effectivement sous contrôle iranien. Le deuxième objectif propre aux houthistes consiste à renforcer leur légitimité nationale : le groupe qui contrôle réellement le mouvement est très impopulaire. Ils représentent de 5 à 10 % de la population là-bas, une minorité au sein d’une minorité. Le seul moyen de se rendre populaire consiste à mener la guerre contre l’Amérique, Israël et de défendre l’anti-impérialisme. Le troisième objectif conjoint aux houthistes et aux Iraniens revient à punir l’Arabie saoudite et de lui montrer sa vulnérabilité face au pouvoir houthiste [NDLR : Riyad est engagé dans le conflit contre les rebelles houthistes depuis 2015.] Les houthistes négocient actuellement un cessez-le-feu permanent avec l’Arabie saoudite, et ils essaient de leur soutirer le plus d’argent possible.
Et les Américains pourraient aller jusqu’à une intervention militaire sur le sol yéménite ?
Les Américains pourraient attaquer les houthistes de façon très restreinte et limitée, par exemple, une installation radar sur la côte, une batterie de missiles, etc., dans une opération "par piqûres d’épingles". Ou ils pourraient lancer une attaque beaucoup plus vaste et beaucoup plus dévastatrice, y compris avec l’envoi de troupes au sol au Yémen. L’approche par petites attaques n’a pas la faveur des Saoudiens, car ils pensent que cela ne ferait que renforcer les houthistes. Si les Américains font quelque chose, cela doit être plus durable, beaucoup plus efficace, l’option la plus probable à ce jour. Les Saoudiens ne veulent pas provoquer les houthistes, parce que ceux-ci menacent de les attaquer s’ils rejoignent la coalition [de 20 pays menée par les Etats-Unis]. Et les Saoudiens sont très vulnérables aux missiles et aux drones en provenance du Yémen. Ils sont une cible facile à cause des installations pétrolières, etc. Une autre chose à garder à l’esprit : ce qui se passe à Bab-El-Mandeb est également surveillé de très près par la Chine : ils regardent la façon dont les Américains se comportent pour rétablir la sécurité maritime de la navigation. Cela aura des implications pour le détroit de Taïwan [où des élections cruciales se déroulent le 13 janvier].
Le fait qu’Israël recommence à s’attaquer à des cibles extérieures revient-il à reconnaître un échec relatif à Gaza ?
L’objectif de complètement détruire le Hamas militairement va prendre beaucoup de temps. Les Israéliens ont reconnu dès le départ la difficulté de la tâche. Ils ont toujours dit que cela prendrait un an, au moins. Détruire le Hamas complètement est presque impossible, parce qu’il y a une dimension politique et idéologique au mouvement. Sa popularité a augmenté parmi les Palestiniens depuis l’attaque du 7 octobre. Les Israéliens ont peut-être d’autres objectifs, comme celui d’expulser tous les Palestiniens de Gaza, ou d’étendre la guerre de telle sorte qu’ils puissent même expulser les Palestiniens de Cisjordanie. Il existe différentes factions en Israël, certaines bien plus radicales, qui voudraient éliminer tous les Palestiniens. D’autres qui ont des ambitions moins extrêmes. Il y a également beaucoup de confusion en Israël quant à l’issue, même s’ils devaient réussir à détruire le Hamas. Par exemple, qui dirigerait Gaza ? Je ne suis pas certain que les Israéliens aient les réponses à toutes ces questions.
La guerre va-t-elle prendre une autre ampleur ? Nous sommes déjà dans un conflit régional, avec tout ce que nous avons évoqué, les houthistes, l’Iran, le Hezbollah.
Si vous écoutez le Hezbollah, nous sommes déjà dans un conflit régional. L’Iran, soutien du Hezbollah, veut avant tout sécuriser le régime de la République islamique, détruire Israël et expulser l’Amérique de la région. Ces objectifs sont donc régionaux, pas seulement au sujet de la Palestine. Même si les Palestiniens sont très importants pour les Iraniens parce qu’ils permettent à Téhéran de faire oublier qu’ils ne sont ni arabes ni sunnites. Il s’agit d’un pouvoir chiite, impliqué dans le meurtre de centaines de milliers d’Arabes sunnites en Syrie et en Irak.
Comment voyez-vous l’attaque contre l’Iran, le 3 janvier dernier, lors des cérémonies de commémoration de la mort du général Soleimani ? C’est le pire attentat commis en Iran dans son histoire récente et une grande faille de sécurité.
Je savais dès l’annonce que ce n’était pas Israël, parce qu’Israël ne commet pas ce genre d’attaques faisant de nombreuses victimes. Il m’a donc semblé que c’était un groupe islamique extrémiste. Je ne savais pas lequel. L’Etat islamique l’a revendiqué, et il y a une guerre en cours entre l’Etat islamique et l’Iran. Elle ne concerne pas uniquement la Palestine : il existe une dimension d’affrontement entre chiites et sunnites dans les conflits actuels au Moyen-Orient.