Beyrouth et Téhéran : les deux frappes qui rebattent les cartes des conflits entre Israël, le Hamas et le Hezbollah

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Beyrouth et Téhéran : les deux frappes qui rebattent les cartes des conflits entre Israël, le Hamas et le Hezbollah
الأربعاء 31 يوليو, 2024

Le chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, a été tué, mercredi 31 juillet, à Téhéran, lors d’une opération attribuée à Israël par l’Iran. Plus tôt, l’Etat hébreu avait revendiqué un tir, à Beyrouth, visant Fouad Chokr, cadre du Hezbollah. La mort de ce dernier n’a pas été confirmée par le mouvement libanais.

Par Jean-Philippe Rémy (Jérusalem, correspondant), Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante) et Ghazal Golshiri. Le Monde

En l’espace d’une nuit, deux éliminations de haut niveau menées à distance dans deux capitales, Beyrouth et Téhéran, constituent une démonstration de force de l’armée israélienne et risquent de transformer de façon imprévisible la situation au Proche-Orient. La première, en fin de journée mardi 30 juillet, a été menée par des avions de chasse israéliens et a visé Fouad Chokr, 62 ans, l’un des plus hauts cadres militaires du Hezbollah libanais. Peu avant 20 heures, plusieurs frappes se sont abattues contre le dernier étage d’un immeuble d’habitation de la banlieue sud de Beyrouth, un fief du Parti de Dieu, détruisant une partie de l’édifice. Ces frappes ont tué une femme et deux enfants, et blessé au moins 74 personnes dans les environs, selon un bilan provisoire du ministère libanais de la santé. Mercredi 31 juillet au matin, le Hezbollah n’avait toujours pas confirmé la mort Fouad Chokr. Une « action vicieuse et criminelle », a réagi le porte-parole du ministère iranien des affaires étrangères, Nasser Kanaani, dont le pays est le parrain du mouvement libanais. Le premier ministre libanais, Najib Mikati, a, lui, dénoncé une « agression flagrante » et un « acte criminel ».

L’armée israélienne a, de son côté, affirmé avoir éliminé celui qu’elle a présenté comme le « bras droit » du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, chargé du projet de missiles de précision et responsable de l’attaque contre Majdal Shams, sur le plateau du Golan occupé, où une roquette Falaq-1, tirée samedi 27 juillet sur ce village druze, avait causé la mort de 12 enfants, âgés de 10 à 16 ans, sur un terrain de football. Ce tir a entraîné le plus grand nombre de pertes civiles sur ce territoire annexé par Israël en 1981 depuis le début des échanges de tirs entre le Hezbollah et Israël, le 8 octobre 2023, dans la foulée de l’attaque du Hamas en Israël. Le Hezbollah avait d’ailleurs refusé d’endosser la responsabilité de cette frappe, fait rare, signalant l’embarras de ses dirigeants face à un nombre de victimes susceptible d’entraîner une escalade vers un conflit régional. Le porte-parole de l’armée israélienne, Daniel Hagari, a affirmé qu’Israël voulait éviter tout « conflit élargi » avec le Hezbollah, mais que ses forces étaient prêtes à « tous les scénarios ».

La seconde élimination, qui a eu lieu en fin de nuit, a visé, à Téhéran, Ismaïl Haniyeh, le chef du bureau politique du Hamas, basé au Qatar. Celle-ci n’avait pas été revendiquée, mercredi matin, par Israël. « [Notre] frère, le dirigeant, le moudjahid Ismaïl Haniyeh, le chef du mouvement, est mort dans un raid sioniste contre sa résidence à Téhéran après sa participation à l’investiture du nouveau président » iranien, a déclaré le Hamas dans un communiqué. Les gardiens de la révolution, l’armée idéologique de Téhéran, ont aussi annoncé dans un communiqué qu’Ismaïl Haniyeh et l’un de ses gardes du corps avaient été tués lors d’une attaque dans une résidence à Téhéran.

Depuis une dizaine d’années, l’Iran est un terrain où Israël mène des campagnes d’assassinats, dont certaines ont visé les scientifiques et responsables associés au programme nucléaire de Téhéran. Jusqu’à présent, cependant, aucune figure politique étrangère n’avait été éliminée par l’Etat hébreu sur le territoire iranien, en dehors du numéro 2 d’Al-Qaida, Abou Mohammed Al-Masri, tué en 2020 à Téhéran par un commando israélien.

L’assassinat d’Ismaïl Haniyeh intervient dans une période flottante pour l’Iran, alors que le nouveau président Masoud Pezeshkian n’était entré en fonction que depuis quelques heures. Elu président lors d’une élection organisée à la hâte, début juillet, après la mort de l’ancien président Ebrahim Raïssi dans d’un crash d’hélicoptère, M. Pezeshkian n’a pas encore présenté ses ministres au parlement iranien en vue d’un vote de confiance. En Iran, mercredi matin, sur la chaîne d’information en continu Irinn, les commentateurs se sont succédé pour pointer du doigt la responsabilité d’Israël dans l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh. Sur son compte X, l’agence Nour News, proche du Conseil suprême de la sécurité nationale, a qualifié son assassinat de « pari dangereux visant à nuire à la dissuasion de la République islamique d’Iran ». « Franchir la ligne rouge iranienne a toujours coûté cher à l’ennemi », met en garde Nour News. Le nouveau président a déclaré sur X : « La République islamique d’Iran défendra son intégrité territoriale, sa dignité, son honneur et son honneur, et fera regretter aux envahisseurs terroristes leur action lâche. »

Ismaïl Haniyeh, chef du Hamas, était aux yeux d’Israël un « dead man walking » (« mort vivant »). Son élimination dans une frappe en plein cœur de Téhéran, est un coup cinglant pour le mouvement islamiste palestinien. Elle est aussi un camouflet pour l’Iran, où il était présent pour la cérémonie d’investiture de Masoud Pezeshkian avec d’autres responsables des groupes de « l’axe de la résistance » à Israël, dont le secrétaire général adjoint du Hezbollah libanais, Naïm Qassem. Cet assassinat « pourrait faire plonger la région dans le chaos et compromettre les chances de paix », indique mercredi le ministère des affaires du Qatar, où le responsable du Hamas vivait en partie.

Il s’ajoute au climat de tension qui, depuis le 8 octobre 2023, et les premiers tirs du Hezbollah en direction du Nord du territoire israélien, risque à tout moment d’embraser la région. Le conflit à distance entre Israël et le mouvement libanais, quoique dévastateur, a été contenu en deçà du seuil de guerre ouverte. Il était entendu, cependant, qu’un dérapage pourrait briser cette mécanique à risque. Après le tir de roquette sur Majdal Shams, samedi, Yoav Gallant, le ministre de la défense israélien, avait déclaré sur X que le Parti de Dieu avait « franchi une ligne rouge ».

Rentré dimanche 28 juillet des Etats-Unis, le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a présidé un conseil de sécurité au cours duquel les lignes de la réaction militaire israélienne ont été dessinées. Elles s’orientaient vers une réplique forte, mais limitée, de préférence à une vague de frappes tous azimuts. Lundi 29 juillet, une source officielle israélienne passait en revue les possibilités de l’armée dans ce cadre, insistant sur la qualité du renseignement sur les responsables du Hezbollah ou leurs installations militaires. « Pour nous, le Liban, c’est transparent. » La même source ajoutait que « ce qui se préparait allait faire très mal » à la direction du Hezbollah.

Depuis que le Parti de Dieu a ouvert un front de soutien au Hamas dans la bande de Gaza, en octobre 2023, Israël a fait la démonstration de sa capacité à éliminer avec précision certains de ses membres : près de 400 de ses combattants, dont des commandants de ses unités d’élite Radwan, ont été tués. Le ciblage de Fouad Chokr est la preuve qu’Israël a les moyens de remonter jusqu’au sommet de l’organigramme, et de frapper au cœur du fief du Hezbollah, alors même que ses dirigeants se sont faits discrets depuis l’attaque de Majdal Shams.

Au cours des derniers mois, l’idée d’une guerre ouverte avec le Hezbollah a été évoquée de façon insistante par des responsables politiques et militaires israéliens. Fin juin, les craintes de voir une série de frappes opérées au cours de l’été sur des cibles au Liban visant à la fois des responsables du Hezbollah, des installations militaires mais aussi des stocks de roquettes et de missiles, s’étaient faites plus précises. Ces dernières semaines, les Etats-Unis et la France ont dû multiplier leurs efforts pour pousser leurs interlocuteurs israéliens à abandonner un projet d’une série de frappes de grande ampleur « très violentes, très ciblées et très destructrices », selon une source diplomatique occidentale, accompagnée d’une intervention terrestre dans la zone frontalière.

Fouad Chokr avait été placé en 2019 sur la liste d’individus sanctionnés pour « terrorisme » par le Trésor américain. Siégeant au sein de la plus haute instance militaire du Hezbollah, le « conseil du Jihad » qui prend les décisions stratégiques, il aurait joué un rôle clé dans l’attentat à la bombe qui a visé les casernes des marines américains à Beyrouth en 1983, tuant 241 militaires américains et en blessant 128 autres.

« ACTE STUPIDE »
L’élimination d’un haut cadre du Hezbollah était un scénario redouté par les chancelleries occidentales, signe selon elles d’une escalade à venir. Par le passé, de nombreuses personnalités de premier plan de l’« axe de la résistance » ont néanmoins été éliminées, comme Imad Mughniyeh ou encore le général iranien Ghassem Soleimani, sans que soit déclenchée une riposte de grande ampleur.

Frapper Beyrouth constituait, à l’inverse, une ligne rouge tracée par le Hezbollah. Israël n’avait visé la banlieue sud de la capitale libanaise qu’à une seule reprise depuis octobre, dans le but d’éliminer le numéro deux du bureau politique du Hamas, Saleh Al-Arouri, le 2 janvier. Washington a tenté en vain depuis samedi de dissuader Israël de frapper la ville, de crainte que la situation, justement, échappe à tout contrôle. Faisant planer la menace d’une frappe en retour contre Tel-Aviv, le Hezbollah a joué la dissuasion en affirmant avoir positionné des missiles téléguidés dans ce but. D’autres villes israéliennes peuvent aussi, potentiellement, être visées par le Hezbollah, qui, s’il décidait de concentrer ses missiles et roquettes, pourrait saturer les dispositifs antiaériens israéliens.

« L’ennemi israélien a commis un acte stupide en termes d’ampleur, de timing et de circonstances en ciblant une zone entièrement civile », a déclaré Ali Ammar, responsable du Hezbollah, à la télévision Al-Manar, mardi soir, en ajoutant : « L’ennemi israélien en paiera le prix tôt ou tard. » Dans les rangs du Hezbollah, nombreux appellent de leurs vœux une escalade. « Ce qui est pire que la guerre, c’est le statu quo », réagit un membre de la sécurité du Parti de Dieu sur le site de l’attaque, où, mardi soir, la tension était palpable. Le Hezbollah avait déployé un important service d’ordre pour empêcher les journalistes et les passants d’approcher du site où les équipes de sauvetage ont extrait, toute la soirée, des victimes des décombres. Les esprits échauffés, des jeunes du quartier, présents par dizaines, réclamaient vengeance aux cris de « A tes ordres, Nasrallah ! ». « Nous ne craignons pas la guerre, nous la souhaitons même pour aller libérer la Palestine », comme le proclamait un jeune de 27 ans. Mais l’atmosphère qui dominait à Beyrouth n’était pourtant pas celle d’un pays sur le point d’entrer en guerre. A quelques dizaines de mètres du lieu de l’attaque, des jeunes hommes et des familles étaient attablés dans les cafés et les snacks restés ouverts.

Mardi soir, les Etats-Unis ont, quant à eux, mené une frappe sur une base du sud de Bagdad utilisée par les unités de la mobilisation populaire, une agence de sécurité nationale dominée par les milices chiites proches de l’Iran, qui a fait quatre morts et autant de blessés. Ces dernières, qui ont repris leur harcèlement des bases américaines en Irak et en Syrie au cours des derniers jours, ont prévenu qu’elles multiplieraient leurs attaques en cas de riposte massive d’Israël contre le Hezbollah au Liban.