David Colon, Historien.
Le propriétaire de X, anciennement Twitter, incarne mieux que personne la nouvelle dynamique entre influenceurs, algorithmes et foules numériques, considère l’historien David Colon, spécialiste des médias, dans une tribune au « Monde ».
« Vous êtes les médias, maintenant. » Ce tweet d’Elon Musk, publié le 6 novembre et vu plus de 105 millions de fois, n’a pas seulement mis en lumière la croisade que mène l’homme le plus riche du monde contre les médias traditionnels. Il marque sans doute l’entrée dans un nouveau régime informationnel, dominé par les médias sociaux, dont le modèle économique est indifférent à la qualité et à la véracité de l’information qu’ils propagent. A bien des égards, Elon Musk incarne mieux que personne la nouvelle dynamique entre influenceurs, algorithmes et foules numériques, décrite par Renée DiResta dans Invisible Rulers (« dirigeants invisibles », PublicAffairs, 2024, non traduit) et qui constitue le creuset d’une part croissante de l’information parvenant sur nos écrans, au détriment de celle qui émane des médias traditionnels.
X, anciennement Twitter, est l’équivalent numérique de la « sphère publique bourgeoise » décrite par Habermas, un lieu immatériel où l’usage public du raisonnement est érigé en contre-pouvoir, en même temps qu’un espace où se construit le discours public. Depuis qu’il a racheté Twitter, Musk manque rarement une occasion d’exprimer son mépris envers les médias traditionnels. A l’été 2023, il a limité l’accès des utilisateurs de X aux messages contenant des liens vers le New York Times. Mais depuis février 2023, ses publications sur la plateforme ont été affectées d’un coefficient multiplicateur de 1 000, de sorte qu’il est quasi impossible de ne pas être exposé à ses tweets et ses partages de contenus souvent non fiables.
Dès 2022, il a fait rétablir des dizaines de comptes qui avaient été suspendus à la suite de l’insurrection du 6 janvier 2021. En remplaçant le système de certification qui attestait de l’authenticité des comptes, notamment de médias et de journalistes – ils donnaient, aux yeux de Musk, un faux air de crédibilité – par un système de certification payante associé à la rémunération des contenus, Musk a permis la prolifération de contenus de désinformation, mais a aussi créé une économie de la désinformation au profit de dizaines d’influenceurs qui gagnent jusqu’à 20 000 dollars (près de 19 000 euros) par mois en publiant des infox ou des contenus haineux, à l’instar d’Andrew Tate et de Matt Wallace.
Symptôme de bouleversement
Si le Twitter 1.0 n’était pas exempt de reproches, le principal étant de permettre la propagation six fois plus rapide du faux que du vrai, selon une célèbre étude de 2018, X, le Twitter 2.0, se caractérise par la volonté délibérée et assumée de son propriétaire d’en faire une arme au service de la destruction du régime de vérité journalistique. En atteste le chatbot de X, Grok, lancé en novembre 2023, qui restitue fidèlement, en leur accordant du crédit, les fausses informations qui y prolifèrent. « Je pense que notre intelligence artificielle [IA] est capable de donner des réponses que les gens peuvent trouver controversées, se défend Musk, même si elles sont en réalité vraies. »
X est davantage le symptôme que la cause de bouleversements profonds qui affectent l’information aux Etats-Unis. Depuis qu’ils reposent essentiellement sur un modèle publicitaire, les médias sociaux ont remis en question l’équilibre du régime informationnel fondé depuis plus d’un siècle sur le journalisme professionnel, l’administration de la preuve et le régime de vérité scientifique hérité du siècle des Lumières.
Après avoir pris l’essentiel des nouvelles ressources publicitaires des médias, ils ont capté à la source leur public, rendu accro dès le plus jeune âge aux notifications des plateformes et habitués à l’idée que l’information devait être gratuite. L’information en ligne est aujourd’hui la première source d’information des Américains. Pas moins de 239 millions d’entre eux utilisent les médias sociaux, soit 70 % de la population. Facebook y compte 190 millions d’utilisateurs, Instagram 169 millions, TikTok 148 millions, X 105 millions. Depuis juin, selon NewsGuard, les faux sites d’informations locales sont même plus nombreux aux Etats-Unis que les vrais sites de journaux locaux.
Ces sites Web, qui se présentent comme des sources fiables mais sont liés à des groupes partisans ou des gouvernements étrangers, sont apparus en masse ces dernières années dans les « déserts d’information », ces milliers de comtés américains où les journaux locaux ont disparu. Le recours aux outils de l’IA générative disponibles depuis novembre 2022 a accéléré le phénomène et a permis à des acteurs malveillants de démultiplier la portée de leurs opérations, au point de fausser les résultats des moteurs de recherche et des IA génératives. Les auteurs de la première étude sur les cas concrets d’usage malveillant des chatbots écrivaient, en juin, que l’IA générative pourrait bientôt, si rien n’était fait, « fausser la compréhension collective de la réalité sociopolitique ».
Le journalisme de qualité n’est plus seulement contourné comme il l’a été depuis l’avènement du Web, mais nié dans son essence. Ce que Musk appelle le « journalisme citoyen » n’est autre qu’une arme de destruction massive de la réalité factuelle et de disqualification systématique de celles et ceux qui ont pour vocation de produire des connaissances fiables. Il symbolise le dépassement des médias traditionnels par les médias sociaux et par le postjournalisme des influenceurs. La rencontre, le 24 octobre, d’Elon Musk et de Rupert Murdoch, l’empereur médiatique qui murmurait jadis à l’oreille de Donald Trump, illustre à merveille ce passage de relais entre deux modes d’influence sur la vie politique américaine.
Face au danger que le nouveau régime d’information postjournalistique des techno-oligarques fait peser sur nos démocraties, les appels à quitter X paraissent bien dérisoires. Il nous appartient plutôt de nous mobiliser pour garantir, chacun à son échelle, l’intégrité de l’information, définie par l’OCDE comme « le résultat d’un environnement d’information qui favorise l’accès à des sources d’information précises, fiables, fondées sur des preuves et plurielles et qui permet aux individus d’être exposés à une variété d’idées, de faire des choix éclairés ». S’il est une chose à retenir de l’action d’Elon Musk, qui a annoncé son intention d’interférer dans les élections canadiennes, c’est qu’il est urgent de doter l’Europe de ses propres médias sociaux, intègres et responsables.