Après l’altercation entre les présidents américain et ukrainien dans le bureau Ovale, le 28 février, la professeure de littérature française analyse, dans un entretien au « Monde », la rupture de la scénographie diplomatique traditionnelle impulsée par Donald Trump.
Cécile Alduy, professeure de littérature et de civilisation française à l’université Stanford et chercheuse associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po, est spécialiste de l’analyse du discours politique. Autrice de La Langue de Zemmour (Seuil, 2022), elle analyse pour Le Monde la confrontation entre le chef d’Etat américain, Donald Trump, et son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui s’est tenue vendredi 28 février dans le bureau Ovale de la Maison Blanche.
Comment cet entretien incarne-t-il non seulement une rupture diplomatique, mais aussi une rupture dans la tradition de la représentation du pouvoir aux Etats-Unis ?
D’ordinaire, ce type d’entretien en présence de journalistes dans le bureau Ovale – un lieu symbolique du pouvoir américain – est non seulement extrêmement codifié, mais aussi totalement formel : il ne s’y passe rien de décisif. Le seul objectif de l’exercice est de donner une incarnation visuelle du pouvoir.
Or, lors de la visite du président ukrainien, Donald Trump et son vice-président, J. D. Vance, ont, ensemble, détruit cette scénographie statique pour lui substituer les codes du pugilat et de l’affrontement verbal d’ordinaire cantonnés aux talk-shows, aux chaînes de youtubeurs et podcasteurs à succès et aux réseaux sociaux. Au lieu de taire, comme c’est l’usage, le rapport de force devant les médias, celui-ci a été mis en scène pour forcer Volodymyr Zelensky à signer un accord : Donald Trump n’a cessé de minimiser les atouts de son homologue ukrainien, de répéter qu’il n’avait « pas les cartes en main », qu’il était à la merci de Vladimir Poutine et qu’il n’était donc pas en position de négocier.
De quelle inflexion idéologique cette mise en scène est-elle le signe ?
Si le pouvoir américain s’inscrivait jusqu’ici dans les usages diplomatiques traditionnels occidentaux, c’est-à-dire dans une scénographie née dans l’Europe du XVIIIe siècle, ce n’était pas seulement par habitude. En respectant les divers protocoles, en échangeant des cadeaux, en euphémisant en public les rapports de force géopolitiques, le pouvoir américain faisait preuve de sa retenue et de sa respectabilité aux yeux du reste du monde. Il se portait garant d’un ordre mondial fondé sur la diplomatie et le droit international, parce qu’il considérait que cela était dans son intérêt.
Cette séquence marque le retour à la loi du plus fort. On observe en effet une congruence entre la mise en scène de l’entretien, la chorégraphie jouée par le duo présidentiel et la vision trumpiste du monde. Dans cette vision, fondamentalement d’extrême droite, tous les rapports humains sont des rapports de domination. Le pouvoir est envisagé comme un jeu à somme nulle, où les antagonismes sont irréductibles et opposent les hommes aux femmes, les Blancs aux minorités, la Russie à l’Ukraine, les forts aux faibles. La coexistence entre plusieurs pôles y est impossible ; tous les « autres » sont des adversaires avec qui on ne doit pas débattre, mais que l’on doit simplement abattre.
En ce sens, la séquence du bureau Ovale n’était pas un dérapage, mais une proclamation : le nouveau pouvoir américain ne considère que son propre intérêt, indépendamment de ses alliances passées, et règle ses différends par la violence.
Comment les rôles étaient-ils répartis entre Donald Trump et J. D. Vance ?
Remarquons d’abord que le rapport de force était de deux contre un. Dans cette démonstration de masculinité toxique, deux agresseurs en costume harcèlent Volodymyr Zelensky, chacun tenant un rôle complémentaire de l’autre.
J. D. Vance tient le rôle du courtisan : il joue sur un registre de défense du président et de la fierté américaine en intimant à Volodymyr Zelensky de faire preuve de gratitude. Par son zèle à faire respecter la loi du plus fort et à humilier le chef d’Etat ukrainien, par sa surenchère d’agressivité, il fait preuve de son allégeance au nouveau président américain. Donald Trump, de son côté, incarne le roi en majesté, calme et en contrôle de la séquence dont J. D. Vance n’est qu’un acteur. Il cherche surtout à se positionner en pacificateur, artisan d’une paix en forme de « business deal », ce qu’on lit dans son usage du champ lexical du jeu et de la négociation.
La réaction de Volodymyr Zelensky était-elle adaptée ?
Volodymyr Zelensky a réussi à tendre un miroir inversé à ses interlocuteurs. Sans hausser le ton, il a tenté de réintroduire dans cet échange un rapport au réel – rétablissant la vérité sur la situation concrète de l’Ukraine – et un rapport aux valeurs – rappelant ce pour quoi les Ukrainiens se battent, c’est-à-dire pour leur souveraineté, pour la démocratie, pour le droit international. Autant de thèmes de fond qui avaient disparu du discours de Donald Trump et J. D. Vance.
Paradoxalement, Volodymyr Zelensky pourrait bien avoir gagné ce bras de fer. L’objectif de Donald Trump et de J. D. Vance étant d’exposer le rapport de force pour contraindre leur interlocuteur à signer, dire non, refuser la vassalisation, refuser de s’humilier sous l’œil des caméras est déjà une forme de victoire. Ce « non » est un grain de sable dans un scénario pourtant bien huilé, qui a révélé au monde entier que les Etats-Unis ne sont pas tout-puissants. Il est d’une importance cruciale pour l’Ukraine, pour l’Europe, mais aussi pour la société américaine, dont certaines composantes ont pu faire preuve d’excès de zèle (« overcompliance ») ces dernières semaines, appliquant de manière préemptive des décisions prises par l’administration Trump quand elles n’y étaient pas obligées.
Donald Trump a clôturé cette séquence en affirmant : « Ça va faire de la très bonne télévision. » Comment interpréter cette conclusion ?
Donald Trump doit en partie sa notoriété à des émissions de télévision, notamment « The Apprentice ». Il tire encore son pouvoir de l’image : les 100 premiers jours de son deuxième mandat ont d’ailleurs été pensés davantage comme un show télé que comme un véritable plan de gouvernance.
Evidemment, la tragédie est que ces moments de télévision, essentiels à sa pratique du pouvoir, mettent désormais dans la balance la survie d’un pays entier, et potentiellement la paix en Europe. La même déréalisation est à l’œuvre lorsqu’il partage sur son réseau Truth Social une vidéo générée par l’intelligence artificielle mettant en scène la bande de Gaza transformée en « Côte d’Azur du Proche-Orient ». La nécessité de créer des moments médiatiques – quitte à inventer de toutes pièces des scénarios de fiction – l’emporte sur toute autre considération.