Marcus Walker, The Wall Street Journal / L'Opinion
Les combats entre Israël et le Hezbollah semblent de plus en plus mener à une guerre totale, incitant les civils des deux camps à fuir la zone de conflit
KIBBOUTZ HANITA, Israël — La bruine recouvre la forêt. Un brouillard dense enveloppe les collines. Des obus d’artillerie israéliens de 155 millimètres sifflent au-dessus des têtes, en réponse au craquement d’un obus de mortier tiré par le Hezbollah tout proche.
« C’est plus calme que d’habitude, observe le lieutenant-colonel Dotan Razili, de l’armée israélienne, qui a trouvé à s’abriter de la pluie dans cette communauté rurale située à 300 mètres de la frontière libanaise. Cela me rend méiant. »
Une guerre non déclarée sévit tout au long des collines qui séparent Israël et le Liban. Elle implique presque autant de soldats que la guerre dans la bande de Gaza. Jusqu’à présent, il s’agit d’une bataille essentiellement statique, à base de missiles, d’artillerie, de bombardements et d’iniltrations furtives.
Le Hezbollah n’a pas déclenché sa puissance de feu à longue portée. Israël n’a pas ordonné à ses chars d’avancer. Mais les combats se sont intensifiés ce mois-ci. Personne ne sait combien de temps cette bataille frontalière peut durer avant que les gants ne soient retirés.
« Nous n’avons pas encore de nom pour cela », reconnaît le lieutenant-colonel Razili à propos du conflit transfrontalier. Mais dans le nord d’Israël et au sud du Liban, les gens commencent à parler ouvertement de guerre.
Les diplomates américains multiplient les efforts pour négocier un cessez-le-feu qui serait basé sur un retrait des combattants du Hezbollah des abords d’Israël. En vain jusqu’à présent. Le mouvement chiite a en effet juré de continuer à tirer des missiles sur Israël tant que Tsahal se battra dans la bande de Gaza contre le Hamas, allié du Hezbollah et de son bailleur de fonds, l’Iran.
Washington exhorte par ailleurs Israël à ne pas lancer d’offensive terrestre sur le Sud-Liban. Une telle décision entraînerait une escalade brutale de la guerre au Moyen-Orient. Commencée avec l’assaut sanglant du Hamas contre le sud d’Israël le 7 octobre, celle-ci a déjà donné lieu à des échanges d’artillerie, de missiles et à des assassinats ciblés depuis le Levant jusqu’à la mer Rouge en passant par le golfe Persique.
Pris au dépourvu par les événements survenus depuis le 7 octobre, le Hezbollah cherche à éviter une guerre totale en limitant ses attaques aux villes et aux bases militaires situées à la bordure nord d’Israël. Mais Israël affirme que, sauf percée diplomatique inattendue, il n’aura d’autre choix que de repousser le Hezbollah loin de sa frontière.
Les Israéliens, du cultivateur de pommes au chef de l’armée, estiment que la situation dans le nord est intolérable. Le pays craint de perdre une partie de l’espace habitable qu’il a durement conquis. Le ministre de la Défense et le chef d’état-major israéliens ont averti ces derniers jours que le temps était compté.
Israël a évacué la plupart des civils de la zone frontalière. Quelque 120 000 personnes ont ainsi été déplacées, selon Giora Zaltz, chef du conseil régional de Haute Galilée. « L’économie régionale est gelée », déplore-t-il.
Hanita et d’autres kibboutzim du nord — des communautés très unies fondées au siècle dernier sur des idéaux socialistes —, sont devenus des villages fantômes. Leurs habitants ne veulent pas rentrer chez eux tant que des combattants du Hezbollah seront basés à proximité de la clôture frontalière. Ils craignent notamment les redoutables commandos de la force Radwan, qui ont tenté à plusieurs reprises de franchir la frontière par petits groupes depuis le mois d’octobre.
Le 7 octobre a provoqué un véritable choc lorsque le Hamas, inscrit la liste des groupes terroristes par les Etats-Unis, a massacré quelque 1 200 personnes, pour la plupart civiles. Il a fait voler en éclat le sentiment de sécurité des Israéliens. Il leur a fait craindre que le Hezbollah ne copie ce type d’attaque. Et ce d’autant plus que les forces du Hezbollah sont bien mieux armées et entraînées que celles du Hamas.
Résultat, des dizaines de milliers de soldats israéliens tiennent des positions défensives dans les forêts du nord du pays. Les combattants du Hezbollah leur tirent des missiles et des obus de mortiers depuis des endroits camoulés dans la forêt de pins.
Presque tous les jours, les miliciens envoient ainsi des missiles Kornet à guidage laser de fabrication russe d’une portée de près de 10 kilomètres. Conçus pour pénétrer le blindage le plus épais des chars, ils sont utilisés ici contre des cibles tant militaires que civiles, pouvant être aussi bien des véhicules que des maisons.
Les Israéliens répondent par des tirs d’artillerie et des frappes aériennes. Les chars Merkava attendent sous les arbres. Mais la défense patiente n’est pas chose naturelle pour l’armée israélienne.
« Nous sommes généralement une force d’attaque, nous prenons l’initiative. Il est difficile de se défendre pendant 100 jours », reconnaît le lieutenantcolonel Razili. En décembre, un Kornet l’a manqué de peu. Avec la queue de la roquette, il a fabriqué une ménorah pour la fête de Hanoukka.
L’armée a dépoussiéré et réimprimé un vieux manuel datant de 1956 sur des tactiques défensives oubliées, comme la façon dont les pelotons doivent creuser des tranchées et des trous d’hommes. Les divisions du nord planifient et s’entraînent également en vue d’une offensive blindée au Liban. « Nous y sommes prêts », indique le lieutenant-colonel.
Alors que la pluie redouble, il caresse un chat errant près d’une maison de Hanita dont le toit a été détruit par un Kornet. Provenant d’un kibboutz voisin, à l’est, le bruit lourd d’un impact de missile se fait entendre. Des canons israéliens de 155 millimètres ouvrent le feu quelque part dans la vallée nuageuse. Une mitrailleuse pétarade dans la brume.
Les combats sur les collines pendant les pluies d’hiver désorientent de nombreux soldats, explique Dotan Razili. « Même les plus expérimentés doivent réentraîner leur oreille pour apprendre à évaluer si les sons sont proches ou lointains », souligne-t-il.
Une nouvelle invasion israélienne du Liban pourrait provoquer des destructions massives dans les deux pays. Ces dernières années, le Hezbollah s’est constitué un arsenal d’environ 150 000 missiles avec l’aide de l’Iran et de la Syrie. Offrant toute une gamme de portées et de précision, ils peuvent atteindre n’importe quelle ville d’Israël, y compris le port d’Eilat, sur la mer Rouge. Israël a beau disposer d’un des meilleurs réseaux de défense antimissile au monde, l’ampleur du stock du Hezbollah pourrait le submerger.
« S’ils tirent tout ce qu’ils ont, aussi bons que soient nos systèmes de défense, il y aura beaucoup de victimes », reconnaît Eyal Hulata, ancien chef du Conseil national de sécurité d’Israël.
La dernière invasion du Sud-Liban par Israël remonte à 2006, après l’enlèvement de deux soldats israéliens par des combattants de Radwan. Les bombardements israéliens, à l’époque, ont tué environ un millier de civils libanais et pilonné des infrastructures civiles, dont l’aéroport de Beyrouth, mais n’ont inligé que des dégâts limités au Hezbollah.
Le groupe de miliciens en est sorti politiquement renforcé, bien qu’il ait été critiqué au Liban pour avoir provoqué la guerre. Israël, de son côté, n’a obtenu que le vote d’une résolution des Nations unies sur un cessez-le-feu demandant au Hezbollah de se retirer vers le nord. Mais celle-ci est restée lettre morte.
Au contraire, le Hezbollah a renforcé son arsenal d’armes provenant d’Iran, de Syrie, de Russie et de Chine. La plupart de ses quelque 30 000 soldats à temps plein sont désormais aguerris par une décennie de combats menés lors de la guerre civile en Syrie.
« Ils sont beaucoup plus professionnels que le Hamas », observe le lieutenant-colonel Razili. Au Liban, on craint de plus en plus qu’Israël n’étende ses frappes aériennes. Des bombardements et des tirs d’artillerie israéliens ont déjà touché des villes et des villages dans le sud du pays, entraînant le déplacement d’environ 100 000 civils libanais. Les souvenirs des destructions de 2006 sont encore frais dans les esprits.
Mounira Eid est l’une des rares personnes restées dans le village libanais d’Aalma El Chaeb, située derrière la frontière, à moins d’un kilomètre et demi du kibboutz d’Hanita. Cette femme de 67 ans a refusé de quitter sa maison, où elle vit des produits cultivés dans son jardin. Ses quatre enfants et son petit-enfant lui manquent. Ils vivent à Beyrouth et ne peuvent plus lui rendre visite. « Au moins, ils sont en sécurité, se console-t-elle. Mais sans la famille, la maison n’a plus d’âme. »
Samedi, une frappe aérienne israélienne a endommagé l’église de ce village à majorité chrétienne. Les combattants du Hezbollah sont connus pour opérer depuis les champs avoisinants, mais pas depuis le village luimême, airment les habitants.
« Nous vivons une guerre au jour le jour, mais ce n’est probablement rien par rapport à ce qui nous attend », s’inquiète Mounira Eid. Elle dit ressentir de l’angoisse face à l’escalade des combats et reproche au Hezbollah d’en être à l’origine.
« La situation aurait pu être évitée par le Hezbollah, mais les Israéliens perdent la tête. Les frappes sont pires qu’en 2006 », déplore-t-elle.
Le Hezbollah intensifie ses préparatifs militaires en vue d’une incursion israélienne qu’il juge de plus en plus probable, selon des personnes informées des rélexions du groupe.
Le gouvernement libanais déclare pour sa part qu’il est de la responsabilité d’Israël d’éviter une nouvelle escalade. Des responsables gouvernementaux confient en privé qu’ils se sentent impuissants. Le fragile État libanais a peu de prise sur le Hezbollah.
Israël était sur le point de lancer une offensive contre le Hezbollah quelques jours après le 7 octobre. Mais le président Biden a exhorté Benjamin Netanyahu à y renoncer. De fait, Washington a des moyens de pression : Israël a non seulement besoin d’armes et de munitions américaines mais également d’une protection diplomatique face aux critiques qui s’élèvent dans le monde entier contre la guerre d’Israël à Gaza.
De nombreux responsables politiques et citoyens israéliens considèrent le Hezbollah comme une menace de plus en plus redoutable qui doit être traitée.
Même si les efforts diplomatiques débouchent sur un cessez-le-feu, rares sont les habitants du nord d’Israël qui pensent que la région redeviendra sûre. Le 7 octobre a complètement changé la perception des Israéliens.
« Pendant toutes ces années, ils nous ont bombardés, mais ils n’ont jamais franchi la clôture. Lorsque le Hamas l’a fait, nous avons eu peur que le Hezbollah fasse encore pire », confie Ziv Halperin, mère de trois jeunes enfants du kibboutz Baram, à la frontière nord.
Les 300 habitants de Baram ont décidé d’évacuer au lendemain du massacre perpétré par le Hamas dans le sud. A l’instar de Ziv Halperin, plusieurs d’entre eux vivent désormais dans des hôtels au bord de la mer de Galilée, payés par le gouvernement.
« La plupart d’entre nous, habitants des kibboutzim, sommes très à gauche. Nous sommes des progressistes. Nous voulons la paix, explique la jeune mère de famille. Nous ne pensons pas que la force soit la solution. Mais depuis le 7 octobre, nous pensons que c’est leur seul langage. »
Ziv Halperin craint que son kibboutz, fondé un an après la déclaration d’indépendance d’Israël en 1948, ne finisse par disparaître. Avec l’aggravation de la guerre frontalière, en effet, les habitants se dispersent, trouvent des logements et des écoles ailleurs en Israël. « Il sera difficile de le remettre sur pied », admet-elle.
« Le gouvernement doit faire tout ce qu’il peut pour que nous nous sentions en sécurité, poursuit-elle. Pour éloigner le Hezbollah de la clôture, pour que ce qui s’est passé à Gaza ne se produise jamais ici ».
Elle se rappelle avec tendresse de la vie à Baram, de ses panoramas sur les montagnes boisées et les villages libanais pittoresques. Mais récemment, elle a pu voir flotter un drapeau du Hezbollah, planté à quelques mètres d’un poste frontière israélien. Elle craint que sa famille, descendante des fondateurs du kibboutz, ne doive déménager.
Par une matinée morose à Baram, trois hommes aux cheveux grisonnants se tiennent sous une bâche reposant sur des blocs de béton, un abri de fortune contre l’ennemi aussi bien que contre la pluie. Ils sont membres de la force de défense civile du kibboutz contre les attaques terroristes.
Certains de leurs homologues dans le sud d’Israël ont été débordés et tués par le Hamas le 7 octobre. « Cela a changé la tué douze soldats et au moins six civils jusqu’à présent.
Les officiers israéliens affirment avoir forcé le Hezbollah à se retirer à quelque distance de la clôture. Mais les combattants de Radwan traversent périodiquement la frontière, à la recherche de soldats et d’habitants.
Debout au sommet d’une colline balayée par les vents de la ville frontalière israélienne de Jish, Shadi Khalloul montre du doigt l’endroit où un petit groupe de miliciens s’est infiltré dans la vallée, au cours de la nuit précédente. Les avions israéliens les ont frappés, leurs bombes scintillaient sous la pluie, raconte ce chrétien maronite, par ailleurs major dans la réserve israélienne.
A sa gauche se trouve le mont Meron. Au début du mois, le Hezbollah y a endommagé une base de surveillance aérienne israélienne en tirant plus de 60 missiles qui ont en partie débordé ses défenses.
Tout droit, de l’autre côté de la frontière, on peut voir le village en majorité chiite de Yaroun. Le Hezbollah y a tiré le mois dernier un missile Kornet en visant une école du kibboutz Sasa, situé à proximité. Le missile antichar a détruit l’auditorium qui venait d’être rénové. Si les enfants n’avaient pas déjà été évacués, « nous serions déjà en train de nous battre au Liban », affirme Shadi Khalloul.
Derrière lui se dresse l’église maronite Notre-Dame. À côté, ce sont les colonnes en ruine d’une synagogue de l’époque romaine. La vallée abrite la tombe du prophète biblique Joël.
Les forces israéliennes ont expulsé ses grands-parents ainsi que d’autres libanais arabophones de Baram pendant la guerre d’indépendance d’Israël en 1948. Cela n’empêche pas cet ancien militaire de carrière d’afficher sa fierté d’être Israélien et de présenter sa patrie comme le seul endroit sûr pour les chrétiens de tout le Moyen-Orient. « Si vous me coupez les veines, vous verrez Israël », dit-il en montrant son poignet. «
Les gens sont en colère contre le gouvernement parce qu’il ne se passe rien, s’impatiente Shadi Khalloul. Nous ne pensons pas qu’une solution diplomatique puisse marcher. La guerre est la seule solution. »
Marcus Walker, Adam Chamseddine, à Beyrouth, a contribué à cet article (Traduit à partir de la version originale en anglais par Yves Adaken)