Géopolitique. Le journaliste Christophe Ayad, auteur de "Géopolitique du Hezbollah", analyse les motivations du groupe chiite et les risques d’escalade avec Israël.
D’un côté, des raids israéliens frappant les bastions du Hezbollah de plus en plus en profondeur. De l’autre, des roquettes qui visent le nord d’Israël. La guerre entre Israël et le Hamas peut-elle, par ricochet, déboucher sur un conflit plus large entre l’Etat hébreu et le Hezbollah ? Grand reporter au Monde, Christophe Ayad publie une passionnante Géopolitique du Hezbollah*, où il livre son analyse des motivations stratégiques et idéologiques de ce mouvement chiite devenu "l’acteur non étatique le plus armé du monde". Pour ce spécialiste du Moyen-Orient, le risque d’escalade est réel, mais les tensions actuelles laissent aussi la possibilité, sous l’égide américaine, d’avancées diplomatiques au sujet de la frontière entre Israël et le Liban.
L’Express : Le Hezbollah a-t-il aujourd’hui intérêt à une escalade avec Israël ? Vous expliquez que la situation économique dramatique au Liban restreint considérablement ses marges de manœuvre…
Christophe Ayad : Le risque d’escalade est réel. Le Hezbollah essaie de limiter ce risque en calculant sa riposte et en la maintenant dans les règles du jeu de la loi du talion. Il estime que le Liban n’est pas en état de supporter une guerre ouverte avec Israël et que la nécessité d’un tel conflit ne s’impose pas en ce moment. Le Hezbollah ne va pas se sacrifier pour le Hamas. S’il entrait en guerre, ce serait soit pour défendre le Liban d’une offensive généralisée d’Israël, soit pour défendre son parrain, l’Iran, contre une attaque directe. Voici les deux grandes préoccupations du Hezbollah. En revanche, il n’est pas exclu que dans le cadre d’une riposte, le Hezbollah tue un nombre relativement important de civils israéliens, ce qui entraînerait un vrai risque d’escalade sans garde-fou.
Côté israélien, deux phénomènes peuvent inquiéter. Il y a d’une part la volonté de tirer avantage de la relative retenue du Hezbollah en allant frapper des objectifs stratégiques profonds dans la vallée de la Bekaa ou en tuant le n° 2 du bureau politique du Hamas, accueilli par le Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth. Et, d’autre part, il y a la pression de l’opinion publique pour mettre fin à cette menace venant du nord. Près de 100 000 Israéliens ont dû quitter leurs logements près de la frontière avec le Liban. Ces personnes se disent qu’elles ne peuvent pas vivre à côté d’un Hamas puissance 100, qui peut infliger des dégâts considérables à la population civile. Enfin, on ne peut pas exclure la volonté de Benyamin Netanyahou de prolonger l’état de guerre en ouvrant un nouveau front avec le Hezbollah, repoussant ainsi les élections à des calendes lointaines. Mais, ça, ce n’est qu’une spéculation.
Vous qualifiez le Hezbollah d’"acteur non étatique le plus armé du monde" et d’"Etat au-dessus de l’Etat"…
C’est une milice devenue plus forte que l’Etat qui l’abrite. Le seul autre exemple, ce sont les miliciens des Forces de soutien rapide, au Soudan, mais pas grand monde ne s’en préoccupe. En dehors de ce cas, je ne vois pas de milice armée légale acceptée par quasiment l’ensemble de la scène politique et devenue plus forte que l’Etat dans lequel elle évolue. Le Hezbollah est capable d’imposer sa diplomatie et ses objectifs au Liban tout entier. Lorsque son secrétaire général, Hassan Nasrallah, parle, tout le pays s’arrête, ce qui n’est pas le cas pour le Premier ministre. L’avenir du Liban est décidé par un homme qui n’a aucun mandat électif et qui, pourtant, dispose du droit de paix et de guerre sur son pays.
Vous qualifiez Nasrallah de très intelligent…
Déjà, il a réussi à survivre en tant que chef du Hezbollah depuis 1992, alors que son prédécesseur, Abbas Moussaoui, s’était fait tuer par un missile israélien un an après son accession à ce poste. Il faut une grande méfiance et une grande intelligence pour pouvoir échapper à Israël. Pendant la guerre de 2006, des tonnes de bombes ont été larguées dans le but de l’éliminer, sans succès. Ensuite, Nasrallah a réussi à imposer le Hezbollah comme un acteur plus fort que l’Etat libanais, comme je vous le disais, mais sans en payer le prix politique. Aujourd’hui, on ne rend pas le Hezbollah responsable de la crise économique au Liban. Mais il est évident que le Hezbollah représente un frein terrible au développement du Liban, le maintenant dans un état de guerre permanent avec son voisin du sud.
Pourquoi le Hezbollah échappe-t-il aux critiques ?
Parce que le Hezbollah ne s’occupe pas de la gestion au quotidien du pays. C’est sa grande force. Il accepte les règles du jeu politique du Liban tout en imposant sa vision stratégique. Nasrallah a transformé une milice qui était utile à la Syrie comme à l’Iran en armée que plus personne n’ose défier, et qui a même réussi à annexer stratégiquement le territoire syrien. C’est un résultat spectaculaire pour un seul homme à la tête d’une organisation extrêmement hiérarchisée.
Ensuite, Nasrallah a un grand talent oratoire, un vrai charisme. Quand il parle, le pays s’arrête, l’écoute, rit à ses blagues et frémit à ses menaces. Dans ce sens-là, il fait un peu penser à Nasser. Enfin, c’est un homme qui a fait preuve, malgré tout son pouvoir, d’une grande modestie dans sa vie quotidienne. Il n’est pas attaché à l’argent et au confort. Il a envoyé son propre fils combattre et se faire tuer par l’armée israélienne en 1997, ce qui a forcé le respect dans un pays rempli de chefs de guerre et d’héritiers.
Vous soulignez que le Hezbollah est le produit de trois phénomènes : la révolution iranienne en 1979, l’intervention militaire israélienne au Liban en 1982 et la montée en puissance de la communauté chiite dans ce pays…
Il y a un phénomène de long terme, le réveil chiite, qui est démographique, mais aussi politique et religieux. Avant le Hezbollah, le clerc d’origine iranienne Moussa Sadr, disparu en 1978, avait imposé la présence chiite dans le jeu libanais, léguant un mouvement politique, Amal. Ensuite, la guerre civile libanaise, qui a débuté en 1975, a favorisé l’émergence de milices et l’éclatement communautaire du pays. Puis la révolution iranienne a permis l’avènement de Khomeini, en 1979, désireux d’exporter sa vision révolutionnaire et de mobiliser les chiites dans le monde entier. Enfin, l’invasion d’Israël en 1982 a retourné les chiites contre l’Etat hébreu. Il faut se souvenir qu’au départ, en 1982, Tsahal était plutôt applaudi par les chiites soulagés de se voir débarrassés des groupes palestiniens qui, en lançant des attaques depuis le sud du Liban, attiraient des représailles destructrices. Mais, très vite, il y a eu une révolte contre l’occupant israélien, que le Hezbollah a su exploiter à son profit.
Le Hezbollah contrôle tous les aspects de la vie de ses adhérents. Est-ce un mouvement totalitaire ?
Je n’utiliserai pas ce mot. Mais il y a en tout cas un projet total de réforme de l’individu. Au départ, le Hezbollah visait les Libanais dans leur ensemble, avec le projet d’un Etat islamique. Mais, depuis le début des années 1990, il a accepté de rentrer dans le jeu électoral et donc d’accepter le pluralisme de la société libanaise. Reste sa volonté de réformer totalement la vie de ses adeptes et, si possible, de la communauté chiite dans son ensemble, en formant des hommes et des femmes nouveaux, complètement acquis aux principes de ce que le Hezbollah appelle la résistance, c’est-à-dire la résistance à Israël, aux Etats-Unis et à l’Occident. Cette résistance doit se manifester dès l’enfance, à travers l’éducation, mais aussi à travers la culture, la religion et les réseaux de consommation acquis par le parti. C’est vraiment un projet total qui prend en charge tous les aspects de la vie. Le Hezbollah a également ses propres médias. Vous pouvez ainsi manger, vous distraire ou vous informer Hezbollah toute la journée. Cela ne représente pas l’ensemble du Liban, mais cette réalité forme un bloc d’une solidité incroyable face aux autres groupes politiques et communautaires du pays.
Le Hezbollah a-t-il pu inspirer le Hamas, même si le second est bien sûr sunnite ?
Le Hamas a pour inspiration première les Frères musulmans, un projet islamique lui aussi total. Mais 400 cadres du Hamas, dont Ismaïl Haniyeh, l’actuel chef du bureau politique du Hamas, ont été expulsés par Israël en 1992 vers le sud du Liban. Ils ont pu observer le Hezbollah, et être impressionnés par son efficacité comme par son emprise sur la société. Sans aucun doute, ces cadres, dont la plupart sont rentrés un an plus tard à Gaza, ont appliqué ces recettes. Il y a eu tout un jeu d’imitation dépassant les différences doctrinaires et communautaires. A tel point qu’en 2006-2007, au pic de la guerre entre le Hamas et le Fatah, les partisans du second traitaient les partisans du premier de "chiites".
Aujourd’hui, la stratégie de l’Iran à la tête de "l’axe de résistance" semble bien plus passer par les houthistes que par le Hezbollah, dont vous rappelez qu’il est la "première défense de l’Iran face à Israël" en attendant l’arme nucléaire…
L’Iran soutient les houthistes en livrant des armes. Mais les houthistes ont-ils besoin de ses ordres pour attaquer des navires ? Je n’en suis pas certain. Ce qui est sûr, c’est que ce front est bien plus actif que le front libanais. Les houthistes ont attaqué les Américains. Le Hezbollah n’a pas osé, parce qu’il redoute une riposte bien plus importante, qu’il évolue sur un territoire beaucoup plus étroit que le Yémen et qu’il tient pour l’instant à préserver son arsenal – au moins 150 000 missiles et roquettes de toutes portées –, qui reste une grande force de dissuasion destinée à empêcher toute attaque d’Israël contre l’Iran, et en particulier contre son programme nucléaire.
Le problème, c’est qu’on ne sait pas si l’Iran décidera de faire savoir quand il aura l’arme nucléaire. Je ne suis même pas certain qu’il sorte un jour de l’ambiguïté. D’autant que cela changerait son rapport au Hezbollah, qui serait beaucoup plus libre de ses actions. Les conséquences stratégiques dans une région si inflammable, où la course aux armements s’est accélérée, risqueraient d’être désastreuses. Je ne suis ainsi pas sûr que l’Iran fasse un jour exploser une bombe pour prouver qu’il l’a.
Quelle est la marge de manœuvre du Hezbollah par rapport à l’Iran ?
Il n’y a pas une feuille de papier à cigarette entre les deux. Mais, si la survie du Hezbollah est en jeu, il n’attendra pas un ordre de Téhéran pour passer à l’action. Car il reste composé de Libanais qui ne sont pas là que pour défendre l’Iran. Les militants du Hezbollah considèrent que le Liban, c’est eux, ce qui ne ravit d’ailleurs pas tous les Libanais…
A quel point est-il un fardeau pour le Liban ?
Le Hezbollah est un énorme boulet pour un Etat si fragile. Le Hezbollah est un géant stratégique dans un pays qui est un malade économique et politique. Les Libanais sont très divisés sur le sujet. Ils savent tous qu’il faut faire avec le Hezbollah, mais certains rêvent de se débarrasser de cette ombre au-dessus de leur tête, qui fait peser le risque d’une guerre avec Israël qui serait bien plus dévastatrice que celle de 2006…
Tsahal pourrait-elle réellement détruire le Hezbollah, comme en rêvent certains en Israël ?
Non. Le Hezbollah est devenu une idée, un idéal. Or une idée, c’est très compliqué à tuer. Toute une population s’identifie à ce mouvement, et il s’agit de millions de personnes. On ne peut pas tous les éliminer. Mais il y a une autre voie que l’éradication de la capacité militaire du Hezbollah. C’est celle que tentent d’emprunter en ce moment les Américains avec la négociation d’une trêve à Gaza qui permettrait ensuite un accord tacite avec le Liban. C’est-à-dire que le Hezbollah retirerait ses forces de la frontière d’Israël pour se positionner au nord du fleuve Litani. Etant donné la quantité de roquettes dont il dispose, il n’aurait pas forcément besoin d’une présence physique à cet endroit, et les Israéliens se sentiraient plus rassurés.
En ce moment, au Liban, on parle autant du risque d’une guerre ouverte que d’un éventuel règlement de la question des fermes de Chebaa, et donc de la frontière entre le Liban et Israël. Les optimistes, s’ils ne sont pas nombreux, y voient une opportunité de remettre à plat ce sujet. Ce serait une énorme surprise à la sortie de ce conflit terrible. Mais ni le Hezbollah, ni l’Iran, ni Israël n’ont envie d’une confrontation. Il y aura peut-être moyen de trouver un arrangement de sécurité qui ne soit pas soumis aux soubresauts des territoires palestiniens. C’est cette petite fenêtre que tentent d’exploiter les diplomates américains, avec pour objectif le retrait physique du Hezbollah de la frontière et l’abandon par Israël des fermes de Chebaa. Après tout, les deux parties ont été capables de compromis en ce qui concerne l’exploitation des champs gaziers en Méditerranée…