Joe Biden a salué une « occasion historique ». Au sein de l’actuelle administration comme chez les proches du président élu Donald Trump, on entrevoit la possibilité d’un affaiblissement durable de l’Iran et de ses relais dans la région.
Par Piotr Smolar (Washington, correspondant), LE MONDE
La surprise, le vertige et la satisfaction : ces trois sentiments se mêlent à Washington, devant la tornade qui a emporté le régime syrien. Tout en anticipant les risques sécuritaires inévitables, l’administration Biden se réjouit de la reconfiguration du Moyen-Orient qui se dessine. Si Israël est le bras armé qui a détruit le Hamas à Gaza, laminé le Hezbollah au Liban et osé frapper l’Iran sur son sol, les Etats-Unis sont la puissance qui a armé ce bras. Dans cette logique, la Syrie est la surprise dans la suite de dominos qui s’effondrent. Le risque d’anarchie et de fragmentation y est pourtant réel.
Dans une allocution prononcée dimanche 8 décembre, Joe Biden a salué un « acte fondamental de justice » et une « occasion historique ». Il s’est dit prêt à travailler avec les dirigeants de la région et toutes les factions participant à la libération de la Syrie. Les Etats-Unis comptent se focaliser en priorité sur la lutte antiterroriste militarisée, en préservant la présence de quelque 900 soldats américains dans l’est et le nord-est du pays.
La peur de l’escalade nucléaire
L’administration Biden s’estime confortée dans sa stratégie constante depuis l’attaque du 7 octobre 2023 conduite par le Hamas contre Israël. En se tenant sans nuance aux côtés de l’Etat hébreu, malgré les crimes de guerre massifs commis dans la bande de Gaza par son armée, Washington se considère comme le parrain indirect de la débandade de l’axe pro-iranien. C’est une façon de réécrire l’histoire des quatorze mois écoulés, de lui donner une cohérence et un sens. Or, tout en déployant des forces aéronavales majeures en Méditerranée orientale, pour contribuer à la protection d’Israël, ravitaillé par ailleurs en armes et munitions dans un véritable pont aérien américain, les Etats-Unis n’étaient pas focalisés sur le remodelage du Moyen-Orient. Ils veillaient à éviter un embrasement régional.
« Pendant des années, a expliqué Joe Biden, les principaux soutiens d’Assad ont été l’Iran, le Hezbollah et la Russie. Mais, la semaine dernière [soit la première semaine de décembre], le soutien des trois s’est effondré, parce que tous les trois sont plus faibles aujourd’hui que lorsque je suis entré en fonctions. » Pour autant, suggérer qu’il existait une sorte de plan global prémédité pour affaiblir ces soutiens d’Assad serait abusif. Sur ces deux fronts cités par le président – l’Ukraine et la défense d’Israël –, son administration a surtout développé une stratégie d’endiguement, en ayant tendance à surévaluer les lignes rouges et les capacités de l’adversaire, qu’il soit russe ou iranien. Dans les deux cas, la peur d’une escalade nucléaire – emploi d’une arme tactique par la Russie, course vers la bombe en Iran – a dominé aux Etats-Unis.
Qualifiant d’« erreur historique » la décision de l’Iran de lancer une guerre sur plusieurs fronts contre Israël, Joe Biden rappelle aussi le soutien constant de son administration à l’Ukraine, depuis le début de l’invasion russe en février 2022. Il a permis de concentrer les efforts de l’appareil militaire russe sur ce théâtre d’opérations, à un prix très coûteux en personnel comme en équipements.
Ainsi s’expliquerait le refus ou l’incapacité de la Russie à venir en aide au régime syrien, contrairement à ce qu’elle a fait par le passé. « Ils ont perdu tout intérêt pour la Syrie à cause de l’Ukraine, où près de 600 000 soldats russes ont été blessés ou tués, dans une guerre qui n’aurait jamais dû débuter et qui pourrait se poursuivre sans fin », a affirmé, samedi, sur son réseau Truth Social, le président élu, Donald Trump. Dans un précédent message, il affirmait que les EtatsUnis devaient se garder de toute implication en Syrie.
« Evaluer leurs actes »
La Maison Blanche insiste sur le fait qu’elle compte faciliter, mais pas piloter, l’effort de transition politique en Syrie. Pour l’heure, l’interlocuteur privilégié demeure la coalition des Forces démocratiques syriennes, conduites par les combattants kurdes. Ahmed AlCharaa – connu sous son nom de guerre, Abou Mohammed Al-Joulani – et son mouvement, le Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), qui sont entrés dans Damas, se trouvent en observation. Le HTC demeure classé comme organisation terroriste et la tête de son leader est toujours mise à prix à 10 millions de dollars (9,4 millions d’euros). Mais le fait qu’il ait pu agir ainsi à découvert montre que sa traque n’était pas réellement effective.
On entend, parmi les officiels américains, des propos assez similaires à ceux tenus au sujet des talibans lors de leur prise du pouvoir en août 2021. « Nous avons pris note des déclarations des dirigeants de ces groupes rebelles ces derniers jours, et ils disent ce qu’il faut en ce moment, mais, alors qu’ils s’apprêtent à prendre de plus grandes responsabilités, nous allons évaluer non seulement leurs mots, mais aussi leurs actes », a prévenu le président américain. Ouverture prudente, pour ne pas aller contre le vent de l’histoire. Parmi les priorités américaines figure, dans l’immédiat, le sort d’Austin Tice, journaliste ponctuel pour le Washington Post et détenu depuis 2012 en Syrie. Les autorités américaines le pensent vivant, mais elles essaient de le localiser, dans le désordre actuel. La police fédérale a promis une récompense de 1 million de dollars pour faciliter sa libération et son retour aux Etats-Unis.
Pour montrer la volonté des Etats-Unis de poursuivre ses opérations contre la menace djihadiste, l’aviation américaine a procédé, dimanche, à une série très importante de frappes dans la zone désertique de la Badiya, où l’organisation Etat islamique (EI) essaie de se reconstituer. Plus de 75 cibles auraient été visées. « Nous sommes lucides sur le fait que l’EI essaiera de profiter de tout vide pour rétablir ses capacités, pour créer un abri sûr, a dit Joe Biden. Nous ne les laisserons pas faire. » En outre, selon un haut responsable américain, les Etats-Unis ont travaillé, lors de cette semaine décisive, pour organiser le passage sécurisé de dizaines de milliers de civils syriens de l’ouest vers l’est. Ils auraient aussi lourdement insisté auprès du gouvernement irakien pour qu’il ne permette pas l’envoi de renforts armés au secours du régime syrien.
Sur ce dossier moyen-oriental, il y a peu de nuances entre l’administration Biden et celle que dirigera Donald Trump à compter du 20 janvier 2025. Il existe actuellement à Washington une sorte de frisson, celui d’une possibilité : la fin de l’« axe de la résistance », mis en place par le régime iranien, avec ses sous-traitants régionaux. De là à favoriser un changement de régime en Iran, où les divergences sur la stratégie régionale vont prendre une ampleur inédite ? Donald Trump, le vice-président élu, J. D. Vance et l’ensemble des trumpistes sont fondamentalement hostiles à ces expérimentations coûteuses hors des frontières américaines.
Néanmoins, si le régime iranien choisissait une fuite en avant et accélérait l’enrichissement d’uranium au-delà de 60 %, une nouvelle convergence militaire américano-israélienne pourrait se concrétiser pour l’en empêcher. Jamais encore les faiblesses de la fameuse dissuasion iranienne n’ont autant suscité l’appétit de ses adversaires. La chute du régime en Syrie ne clôt pas la phase ouverte par le 7-Octobre.