Malgré la chute du dictateur syrien, qui affaiblit la Russie et renforce la Turquie, la relation entre les présidents semble inébranlable. Tous deux pourfendent l’Occident et leurs pays sont interdépendants.
Par Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant), Marie Jégo et Benjamin Quénelle, LE MONDE
L’un parle, l’autre pas. La chute du régime syrien n’a pas la même saveur à Ankara qu’à Moscou. Autant elle est une victoire pour le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui voit son poids régional renforcé, autant elle apparaît comme une déconvenue majeure pour son homologue russe, Vladimir Poutine, menacé de perdre son influence diplomatique dans la région et ses bases militaires en Syrie. Si elle se confirmait, la perte de ces dernières, notamment de la base navale de Tartous, risque de porter un coup à l’ambition du Kremlin, avide de projeter sa puissance au Moyen-Orient, en Méditerranée et en Afrique. « La présence militaire de la Russie au Moyen-Orient ne tient plus qu’à un fil », alertait, le 9 décembre, le blogueur militaire russe « Rybar », proche du ministère de la défense et dont la chaîne Telegram est suivie par plus de 1,3 million de personnes.
Muré dans le silence, Vladimir Poutine s’est bien gardé de commenter la fuite de Bachar Al-Assad, à qui il a offert l’asile à Moscou, le 8 décembre, sans lui accorder la moindre audience. Accaparé par sa guerre en Ukraine, dans l’incapacité de fournir les armes et les troupes nécessaires au régime syrien, le maître du Kremlin a lâché son plus ancien allié au Proche-Orient. « Toutes les forces russes disponibles étaient concentrées exclusivement sur le front ukrainien. A partir de là, Bachar est devenu un client secondaire pour Poutine », explique le journaliste russe Mikhaïl Zygar sur son blog, mercredi 11 décembre.
La perte de la Syrie, la plus fidèle alliée de la Russie au Proche-Orient, est une « sérieuse défaite » pour M. Poutine, souligne un diplomate occidental en poste à Moscou. « A cause de la guerre en Ukraine, le Kremlin ne peut se fâcher ni avec les Iraniens ni avec les Turcs, car il a besoin de leur soutien. D’où son moindre intérêt pour Bachar Al-Assad. Cela montre comment la guerre en Ukraine a affaibli ailleurs ses objectifs stratégiques. Cela pourrait signifier la perte potentielle de ses bases militaires. Et, diplomatiquement, il s’agit d’une perte d’influence dans la région au profit de la Turquie », explique-t-il.
TROIS MILLIONS DE RÉFUGIÉS
A l’inverse, le changement de pouvoir en Syrie profite largement au président Erdogan qui, après avoir défendu la rébellion armée syrienne pendant treize ans, se retrouve en position de force. La visite d’Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, à Ankara, vendredi 13 décembre, le confirme. Plusieurs possibilités s’offrent à M. Erdogan. Il va notamment pouvoir renvoyer chez eux les 3 millions de réfugiés syriens et agrandir la zone que l’armée turque et ses supplétifs occupent dans le nord de la Syrie pour en chasser les Kurdes.
Juste après la prise d’Alep par les rebelles, le ministre turc de l’intérieur, Ali Yerlikaya, avait déclaré que 1,3 million de réfugiés syriens hébergés en Turquie étaient originaires d’Alep, et que nombre d’entre eux « ne pouvaient contenir leur excitation » à l’idée d’y retourner. Il est vrai que le contexte économique, très morose en Turquie, où l’inflation tourne autour de 50 %, a refroidi l’accueil réservé aux réfugiés syriens. Un sentiment antisyrien a vu le jour au sein de la population turque. Des « frères » y ont été la cible de pogroms, et leur présence est devenue un enjeu électoral de premier plan pour le Parti de la justice et du développement (AKP) du président. L’AKP a perdu les élections municipales de mars en raison d’une politique migratoire jugée trop laxiste par une partie de l’électorat.
« La Turquie, a déclaré, le 9 décembre, son ministre des affaires étrangères, Hakan Fidan, continuera à travailler pour assurer le retour sûr et volontaire des Syriens et la reconstruction du pays. » L’idée est d’offrir des débouchés aux entreprises turques. Notamment à Alep, la grande ville du nord de la Syrie, en partie détruite. Les actions des cimentiers turcs ont d’ailleurs bondi dès le 8 décembre à la seule évocation de cette perspective.
Plus largement, « la Turquie va très probablement récolter les fruits de sa diplomatie de normalisation des liens avec les pays de la région, notamment avec les Emirats arabes unis, qui risquent d’être parmi les premiers à commencer à travailler en Syrie. Doha, l’allié d’Ankara, qui a participé à la construction avec les Turcs des villes préfabriquées dans les zones réservées à l’opposition, pourrait également être à l’avant-garde, d’autant plus que le Qatar a recommencé à travailler plus étroitement avec la rébellion en 2023, en organisant des réunions sur le sol turc », a estimé sur sa chaîne Telegram Anton Mardasov, chercheur associé au Middle East Institute de Washington.
Le 8 décembre, alors que Bachar Al-Assad fuyait la Syrie, M. Erdogan savourait sa victoire depuis Gaziantep, la grande ville frontalière où des centaines de milliers de réfugiés se sont installés. Evoquant la « nouvelle réalité diplomatique en Syrie », il arborait la mine du gagnant. Pourtant, comme le fait remarquer Sinem Adar, du Centre d’études appliquées sur la Turquie, à Berlin, il est sans doute « trop tôt » pour dire si le changement de pouvoir en Syrie sera bénéfique à la Turquie. « Beaucoup dépendra de la dynamique entre les acteurs locaux, en particulier entre Hayat Tahrir Al-Cham [HTC, le groupe islamiste qui a renversé le régime] et les Forces démocratiques syriennes [dominées par les Kurdes]. » Et aussi « de la dynamique des relations entre HTC et Ankara », souligne la chercheuse sur son compte X.
On ignore dans quelle mesure la Turquie a soutenu l’offensive des rebelles de HTC qui a abouti au renversement du tyran en douze jours, mais il est probable que les services turcs aient été au courant de leur marche sur Alep. Une chose est sûre, les rebelles du groupe HTC entretiennent des relations compliquées avec leur protecteur turc, qui maintient environ 13 000 militaires à Idlib. Des affrontements armés ont même été rapportés.
Pour autant, la Turquie constitue l’unique porte de sortie des groupes rebelles vers le monde extérieur. Contigu à la province turque du Hatay, le réduit d’Idlib dépend étroitement du soutien logistique turc, entre autres pour la fourniture d’électricité et la téléphonie mobile. Plus de 4 millions de Syriens déplacés de toutes les autres régions du pays vivent entassés dans ce nid d’insurgés situé entre la frontière turque, à l’ouest, et les zones occupées par les supplétifs d’Ankara, au nord.
Idlib faisait partie des quatre zones rebelles (Idlib et le nord de Homs, dans l’Ouest, la Ghouta orientale dans la banlieue de Damas, et la province de Deraa, dans le Sud), où un cessez-le-feu était censé être appliqué selon les accords d’Astana. La première conférence du même nom, organisée, fin janvier 2017, dans la capitale du Kazakhstan sous les auspices de Moscou et avec la participation d’Ankara et de Téhéran, avait abouti à la création de ces zones dites « de désescalade ».
LE TON MONTE
Comment en est-on arrivé là ? L’intervention de la Russie, en Syrie, en 2015, aux côtés de Bachar Al-Assad, a changé la donne. L’opposition armée est progressivement boutée hors de ses bastions, comme l’illustre la reprise d’Alep par l’armée syrienne, en décembre 2016. Après l’échec de diverses tentatives de médiation de l’Organisation des Nations unies, les Occidentaux laissent la main aux trois pays qui, militairement, comptent en Syrie : la Russie, la Turquie et l’Iran. D’où les accords d’Astana.
Selon ces derniers, signés par Moscou, Ankara et Téhéran (mais pas par le régime syrien ni par l’opposition), les rebelles devaient se cantonner dans ces zones. En contrepartie, la Russie et le régime syrien s’engageaient à ne pas les bombarder. C’est pourtant ce qu’ils ont fait avec une grande constance, détruisant les zones de « désescalade » les unes après les autres. Au fil du temps, seule l’enclave d’Idlib a été épargnée. Ahmed Al-Charaa, connu sous son nom de guerre Abou Mohammed Al-Joulani, le chef de HTC, y a imposé son autorité, développant les infrastructures et s’affirmant comme un dirigeant pragmatique. Cible régulière de l’aviation russe, l’enclave a été à nouveau bombardée cet automne. C’était la goutte de trop pour la Turquie, qui redoutait un afflux massif de réfugiés à sa frontière, mais aussi pour les rebelles de HTC, qui décident alors de lancer une offensive sur Alep.
C’est autour de la Syrie que la relation entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan s’est forgée, mêlant adversité et coopération. Le 24 novembre 2015, la Turquie abat un avion de chasse russe au-dessus de la frontière turco-syrienne, causant la mort de deux pilotes. Entre Ankara et Moscou, le ton monte. Tandis que M. Erdogan dénonce les « crimes de guerre » commis par la Russie en Syrie, M. Poutine évoque « un coup de poignard dans le dos asséné par ceux qui soutiennent le terrorisme ». Moscou impose aussitôt des sanctions, annule les vols des touristes russes en direction des plages de Turquie (3 millions, chaque année) et bloque l’importation des produits agricoles turcs.
Acculé, M. Erdogan finit par envoyer une lettre d’excuses à M. Poutine en juin 2016, déplorant l’avion abattu et adressant ses condoléances aux familles des pilotes disparus. Les contacts s’intensifient, la réconciliation est solide. Elle va résister aux chocs. Notamment à l’assassinat, le 19 décembre de la même année, de l’ambassadeur de Russie à Ankara, Andreï Karlov, qui est abattu d’une balle dans le dos par un policier turc proche des extrémistes religieux, alors qu’il prononçait un discours dans une galerie d’art à Ankara. Les analystes prédisent la fin de l’entente russo-turque, mais il n’en est rien.
Issus de la même génération – M. Poutine est né en 1952, M. Erdogan en 1954 −, les deux présidents ont en commun d’être aux commandes depuis une vingtaine d’années. Pour le reste, l’espion communiste et le jeune adepte de l’islam politique n’ont ni les mêmes références ni le même parcours. Leurs caractères sont à l’opposé. Autant M. Erdogan est émotif, emporté et sans limites, autant M. Poutine, malgré quelques dérapages verbaux, est un animal à sang froid, calculateur.
EXPANSIONNISME EN MER NOIRE
Doté d’un fort instinct politique, Recep Tayyip Erdogan est un tribun éprouvé. Militant islamiste depuis son plus jeune âge, il a gravi une à une les marches du pouvoir jusqu’au sommet. A l’inverse, Vladimir Poutine, formé à l’école du KGB, la police politique soviétique, s’est vu offrir le pouvoir sur un plateau. Dès 1999, il fut choisi par son prédécesseur, Boris Eltsine, qui avait flairé sa nature « décisive et robuste ». Tous deux veulent renforcer le poids des pays émergents, avec une forte aversion pour l’hégémonie du dollar.
Tels des prophètes ou des illusionnistes, ils appellent leurs peuples au réveil patriotique et spirituel, mettant en avant le déclin de la civilisation occidentale. Tous deux estiment que « les droits de l’homme et la démocratie sont des paramètres inexistants », précise le politologue russe Fiodor Loukianov. La même soif d’autoritarisme les anime. Réécrire la Constitution au pas de charge, disperser violemment les manifestations, jeter les opposants en prison, museler les médias et toutes les voix critiques… Leurs modes de gouvernance sont analogues. A Ankara comme à Moscou, le président est le soleil autour duquel évoluent toutes les planètes institutionnelles.
A première vue, l’effondrement du régime syrien ne semble pas avoir ébranlé la relation complexe qui s’est tissée au fil des ans entre les deux autocrates, partisans de camps opposés en Syrie, en Libye et en Ukraine. Malgré l’entente cordiale affichée avec son « ami » Poutine, M. Erdogan ne peut s’empêcher de percevoir l’expansionnisme agressif de la Russie dans la zone de la mer Noire comme une menace à la sécurité géopolitique et énergétique de son pays.
Le lent grignotage russe du pourtour de la mer Noire, l’accaparement de l’Abkhazie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014, puis l’invasion de l’Ukraine en février 2022 sont perçus à Ankara comme une atteinte à la stabilité de la région. Au passage, la guerre a redonné au bassin de la mer Noire une centralité géopolitique, le transformant en possible terrain d’affrontement entre les Russes et les Turcs, qui s’y sont défiés pendant des siècles pour asseoir leur domination, notamment sur la presqu’île de Crimée, berceau mythique des Tatars turcophones, ancien protectorat ottoman.
A l’automne 2020, le soutien militaire massif d’Ankara à l’Azerbaïdjan, dans sa guerre contre l’Arménie pour reprendre le contrôle de l’enclave du Haut-Karabakh, menace de mettre sens dessus dessous l’équilibre géopolitique du sud du Caucase. La Russie voit cette région comme son arrière-cour, un endroit où, depuis près d’un siècle, nulle autre armée que la sienne n’a pu mettre le pied.
La Turquie en fait trop aux yeux des Russes. Pourtant, une fois de plus, l’entente entre M. Poutine et M. Erdogan va résister. Le président russe tresse alors des louanges à son homologue. « Avec le président Erdogan, nous avons parfois des divergences, mais c’est quelqu’un qui tient parole, un homme, un vrai ! », déclare-t-il, lors de sa conférence de presse annuelle, le 17 décembre 2020. « Je reconnais à Vladimir Poutine les mêmes qualités et je souhaite que notre bonne relation se poursuive », répond l’intéressé.
L’assaut du Haut-Karabakh par l’armée azerbaïdjanaise, épaulée par les militaires turcs, soulève malgré tout une vive émotion à Moscou parmi l’élite « en épaulettes ». Sur les chaînes de télévision et sur les réseaux sociaux, des images tournent en boucle, qui montrent les destructions, par les drones turcs, des chars russes utilisés par les forces arméniennes. Vladimir Poutine s’efforce de calmer le jeu. L’important n’est pas là. Il faut regarder ailleurs.
Un autre événement est à même de rasséréner la partie russe : alors que les drones turcs, les conseillers militaires et les mercenaires syriens envoyés par Ankara sont en pleine action dans le sud du Caucase, l’armée turque teste, pour la première fois, les batteries de missiles antiaériens S-400 achetés à la Russie. Conclue en 2017, la vente de ces missiles s’est révélée être un coup de maître de Moscou, avide d’affaiblir l’OTAN, l’organisation honnie dont la Turquie est le pilier oriental depuis 1952.
En s’équipant avec du matériel russe, techniquement incompatible avec le système de défense de l’Alliance atlantique, la Turquie a semé le doute chez ses alliés traditionnels et s’est exposée à de lourdes sanctions de Washington. En janvier 2020, une centaine d’entreprises turques ont été évincées du programme de fabrication des F-35, les avions furtifs américains de dernière génération, sur lesquels l’armée comptait pour renouveler sa flotte devenue obsolète. Ulcéré, M. Erdogan parle alors d’acheter des avions de chasse russes. M. Poutine jubile.
Dicté par la géographie, le partenariat russo-turc est un exercice obligé. La dépendance est mutuelle. Moscou a besoin de la Turquie pour acheminer son gaz vers ses derniers clients européens (la Hongrie, la Slovaquie) via les gazoducs TurkStream et Blue Stream, sous la mer Noire, l’espace maritime commun. Coupée de l’Europe depuis son invasion de l’Ukraine, la Russie survit en partie grâce au soutien de son voisin turc, qui lui achète du gaz, du pétrole brut, du diesel, du charbon, des métaux et des engrais.
Pour sa part, Ankara dépend étroitement de l’énergie russe. Après la Chine et l’Inde, la Turquie est actuellement le troisième pays d’exportation du pétrole russe, et l’un des principaux clients de Gazprom. La construction par Rosatom, le géant russe du nucléaire, de la première centrale atomique de Turquie, à Mersin, sur la côte méditerranéenne, ne fait que renforcer cette dépendance. D’autant que la centrale est entièrement gérée par la Russie, sa propriétaire, qui vend l’électricité produite au gouvernement turc.
CONTOURNEMENT DES SANCTIONS
Seul membre de l’OTAN à ne pas appliquer les sanctions, la Turquie a su tirer parti de la situation. Sa vaste façade maritime, sa logistique bien huilée, ses PME dotées d’un solide sens du risque en font un carrefour idéal du contournement. Son espace aérien est resté ouvert aux avions russes. Ses ports servent à la réexportation de biens essentiels au complexe militaro-industriel de Moscou. Ses hommes d’affaires servent régulièrement d’intermédiaires aux entreprises russes.
Voilà pourquoi, le 8 décembre, le jour où Bachar Al-Assad fuyait son pays par la base russe de Hmeimim, M. Erdogan a tenu à rendre un hommage appuyé à son homologue russe. « De fait, il ne reste plus que deux leaders d’envergure mondiale, moi et Poutine. Je dis cela parce que je suis au pouvoir depuis vingt-deux ans, presque aussi longtemps que M. Poutine. Tous les autres ont été neutralisés ou ont disparu. Nous voulons que notre dialogue se poursuive. C’est important », a-t-il dit lors d’une rencontre avec des étudiants de Gaziantep.
En ce jour de défaite spectaculaire du dictateur syrien, l’allié sur lequel le Kremlin avait tant misé et que le président turc qualifiait, il y a peu, de « boucher sanguinaire », l’allusion à l’envergure mondiale de Vladimir Poutine en dit long non seulement sur le regard satisfait que le chef de l’Etat turc porte sur luimême et sur son action, mais également sur l’importance qu’il accorde à son partenaire.
Quelques jours plus tard, Moscou s’adressait à Ankara, lui demandant d’assurer la protection d’une partie de son personnel militaire retranché depuis des jours « dans un environnement hostile », selon les blogueurs pro-Kremlin. Les soldats russes étaient barricadés à l’intérieur des multiples petites bases et aérodromes que Moscou possède en territoire syrien, en plus des deux grandes bases militaires, Hmeimim et Tartous, dont l’évacuation a commencé à bas bruit. Finalement, un arrangement a été trouvé entre M. Erdogan et M. Poutine pour que les militaires russes et leurs équipements soient envoyés vers des zones de Syrie sous contrôle turc, puis transportés par avion jusqu’en Russie.
Plus affaibli que jamais en Syrie, M. Poutine a un gros souci avec les nouveaux maîtres du pays, les islamistes de HTC, ceux-là mêmes que son aviation bombarde depuis plus d’une décennie. Comment s’entendre avec eux ? Le Kremlin compte sur la Turquie pour jouer les intermédiaires, notamment en vue des négociations sur le sort des deux bases militaires que la Russie voudrait conserver. Un accord a été conclu avec la rébellion, se sont empressées d’expliquer à la presse russe, le 8 décembre, des sources proches du Kremlin. Moscou fait « tout ce qui est possible » pour « entrer en contact avec ceux qui peuvent se charger de sécuriser » ses installations militaires, « une question très importante », a souligné Fiodor Loukianov, le géopolitologue attitré du président russe.
VOLTE-FACE
Malgré sa position extrêmement faible, la diplomatie russe se veut optimiste. Après avoir fait leur entrée à Damas, les rebelles ont saccagé l’ambassade d’Iran, mais ils n’ont pas touché à la mission diplomatique russe, ce qui a été interprété comme une possible ouverture. Par ailleurs, les médias russes ont revu leur sémantique, qualifiant les membres de HTC de « combattants armés » et non plus de « terroristes » comme l’avait encore fait, le 8 décembre, à Doha, Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, en marge d’une rencontre avec ses homologues turc et iranien.
« Ce qui se passe en Syrie ne signifie pas pour autant que la politique étrangère du Kremlin au Moyen-Orient est en lambeaux. Il existe même un scénario dans lequel Moscou pourrait conclure un accord avec le nouveau gouvernement. La Russie étant habituée à trouver un compromis avec les radicaux du monde entier, cette issue est bien plus probable qu’il n’y paraît à première vue », écrivait le chercheur Nikita Smaguine, le 11 décembre, sur le site du centre Carnegie en langue russe.
Le maintien des bases devra être discuté avec le HTC, peut-être par l’intermédiaire de la Turquie, prête à défendre les intérêts de sa voisine russe, dont elle dépend en grande partie pour ses approvisionnements en énergie. Le 9 décembre, le blogueur militaire pro-Kremlin « Fighterbomber » affirmait : « A en juger par l’absence de panique dans nos principales bases de Hmeimim et de Tartous, il y a eu un semblant d’accord, négocié, bien sûr, avec l’aide de la Turquie. » Sans autre choix pour la direction russe que de s’entendre avec le HTC. Une volte-face qui n’est pas vraiment problématique pour M. Poutine, lequel a toujours fait preuve d’une grande flexibilité sur le sujet. « Les talibans, en Afghanistan, par exemple, ont été classés par Moscou il n’y a pas si longtemps que cela comme un mouvement terroriste illégal, mais ils sont désormais un partenaire apprécié », souligne Nikita Smaguine.
Pour l’instant, le sort des deux grandes bases russes en Syrie, Hmeimim pour l’aviation et Tartous pour la flotte, est loin d’avoir été réglé. Selon Guillaume Ancel, ancien officier, auteur de Saint-Cyr, à l’école de la Grande Muette (Flammarion, 368 pages, 22,90 euros), « les bases russes ne servent pas uniquement à l’action militaire physique, elles sont utiles en matière de renseignement ». « On sait, par exemple, que c’est par ce moyen que les Russes ont fourni des informations aux rebelles houthistes pour les aider à ajuster leurs tirs sur certains bateaux en mer Rouge. Or, il se trouve que Moscou a rapatrié, de Syrie en Ukraine, l’essentiel de ses radars et de ses systèmes d’écoute. On ne sait pas depuis quand ils les ont retirés, mais cela a certainement joué à l’avantage de la rébellion. » On ne le souligne jamais assez, « la présence aérienne de la Russie était déterminante pour Bachar Al-Assad, et aussi les capacités russes d’écoute et de renseignement, lesquelles couvraient tout le Proche-Orient », poursuit le chercheur.
L’affaiblissement russe en Syrie aura des répercussions sur ses liens avec ses alliés, notamment avec l’Iran, lequel « voit bien que Moscou n’a pas la capacité de le défendre ni même de remplacer les armements détruits par les frappes aériennes effectuées en septembre par Israël sur la République islamique. C’est un sujet très lourd entre Moscou et Téhéran », assure M. Ancel.
En revanche, toujours selon le chercheur, la Russie pourrait parfaitement se passer de ses bases en Syrie et poursuivre ses opérations au Moyen-Orient et en Afrique, vu qu’elle est dotée d’une forte capacité de transport aérien. Si elle veut les conserver, il lui faudra passer un marché avec les rebelles. « Que peut proposer la Russie, sinon des armes ? Les nouveaux dirigeants de la Syrie pourraient en avoir besoin, ne serait-ce que pour reconstituer les stocks détruits récemment par les bombardements israéliens », souligne M. Ancel. Une autre carte est entre les mains de Moscou, « les avoirs de Bachar Al-Assad, en partie placés dans les banques russes et dont les rebelles pourraient avoir besoin. Un accord de ce genre n’est pas improbable, on ne peut rien exclure ». Là encore, la Turquie pourrait jouer les intermédiaires.