«Téhéran se doit d’assurer la sécurité à ses frontières, contourner les sanctions économiques occidentales et contrebalancer les effets négatifs de l’idéologie anti-américaine»
Les faits - Iranologue, Clément Therme est chargé de cours à l’université Paul Valéry de Montpellier et chercheur associé à l’Institut international d’études iraniennes (Rasanah). Il a notamment contribué à l’ouvrage L’Année de la Défense Nationale 2025 - Ruptures stratégiques, quels enjeux pour la France et pour l’Europe ? de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) - L'Opinion
Comme Hassan Rohani en 2013, Masoud Pezeshkian sera l’une des attractions de l’assemblée générale annuelle de l’Onu, qui se tient cette semaine à New York. Le nouveau président iranien « modéré » fera ses premiers pas dans l’enceinte onusienne avec la volonté de relancer le dialogue avec les Occidentaux, l’une de ses promesses de campagne.
Lors de sa première conférence de presse, le 16 septembre, il s’est engagé à poursuivre les grandes lignes de la politique étrangère de l’Iran, avec une priorité donnée à l’amélioration des relations avec les quinze pays voisins. Il a promis de renforcer les liens « avec les pays frères et amis de l’Arabie saoudite, de la Jordanie et de l’Egypte ». Il a invité officiellement le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, à se rendre en Iran. Cette stratégie régionale s’inscrit dans la continuité de celle initiée par son prédécesseur décédé dans un accident d’hélicoptère au printemps dernier, Ebrahim Raïssi.
La priorité donnée au bon voisinage répond à un triple impératif pour l’État iranien : assurer la sécurité des frontières, contourner les sanctions économiques occidentales et contrebalancer les efets négatifs de l’idéologie anti-américaine dans la stratégie internationale de la République islamique.
Il s’agit, avant tout, d’assurer la sécurité de ses frontières. En cause, les tensions persistantes au sein des provinces frontalières majoritairement habitées par les minorités baloutches et kurdes. Ce qui a justifié d'effectuer sa première visite à l’étranger en Irak. L’un des enjeux principaux a été de négocier avec l’État central iranien la fin des activités des opposants irano-kurdes présents sur le territoire irakien.
Ces dernières années, les forces armées idéologiques (les pasdaran) n’ont pas hésité à frapper à l’aide de missiles et de drones des cibles militaires accueillant, selon Téhéran, des bases d’opposants kurdo-iraniens ou des centres d’espionnage du Mossad dans la province du Kurdistan d’Irak.
En dépit de résultats limités, cette visite a permis d’échanger en langue kurde avec ses interlocuteurs de la province d’Erbil tout en soulignant les liens culturels communs entre la province du Kurdistan d’Irak et l’Iran. Ces efforts diplomatiques visent à contrebalancer les tensions accumulées en raison des opérations militaires des pasdaran contre les groupes kurdes, en violation de la souveraineté de l’État irakien.
Limites. Cette visite répond aussi à l’impératif d’entretenir une politique de bon voisinage dans le but de contourner les sanctions économiques unilatérales occidentales. Téhéran utilise les relations avec ses voisins pour organiser sa propre survie économique. C’est la raison pour laquelle les Émirats arabes unis (EAU) sont l’un de ses principaux partenaires.
Le commerce bilatéral avec les EAU s’est élevé à 23 milliards de dollars, en 2023 avec un objectif à 30 milliards de dollars pour 2024. Avec l’Irak, l’enjeu économique est multiple : l’approvisionnement en devises (dollars américains), la contrebande de produits interdits par les sanctions américaines, les relations énergétiques avec notamment des exportations de gaz et la réexportation d’hydrocarbures de ses champs sous sanctions via le territoire irakien, l’exploitation des champs d’hydrocarbures partagés, c’est-à-dire à cheval entre les deux pays.
L’Iran exploite 28 gisements partagés avec ses voisins, situés à ses frontières avec l’Irak, le Koweït, les Emirats arabes unis, le Qatar et l’Arabie saoudite. Leur exploitation conjointe constitue un enjeu majeur en raison des faibles investissements de l’Iran dans les hydrocarbures en comparaison avec ses voisins.
Cette difficulté iranienne à attirer des investissements étrangers montre les limites de la stratégie régionale de Téhéran. En efet, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), l’Iran n’a attiré que 1,5 milliard de dollars d’investissements directs étrangers (IDE) en 2022. Et environ 5 milliards de dollars en 2023, selon les chiffres officiels de la République islamique.
Croissance. Ce montant est faible en comparaison des sommes bien plus importantes attirées par les pays voisins. Par exemple, les Émirats arabes unis ont attiré 22,5 milliards d’IDE en 2022, et l’Arabie saoudite, portée par la Vision 2030, a sécurisé environ 21 milliards cette même année.
Selon le nouveau président iranien, l’Iran a besoin de 200 à 250 milliards de dollars d’investissements. Or, le capital total disponible dans le pays ne dépasse pas les 100 milliards de dollars. Téhéran doit donc attirer 100 milliards supplémentaires d’IDE. L’objectif fixé par le guide suprême, Ali Khamenei, est une croissance du Produit intérieur brut (PIB) de 8 % qui permettrait de réduire le taux de chômage et l’inlation en dopant la production nationale.
Pour l’instant, cette approche régionale innovante n’a pas encore porté ses fruits. Les Occidentaux n’ont pas levé leurs sanctions, considérant que l’Iran est une force déstabilisatrice au niveau mondial en raison de sa politique nucléaire et de son soutien à des milices sur le terrain syro-irakien et des mouvements politico-militaires comme le Hamas, le Hezbollah ou les Houthis. C’est encore plus d’actualité depuis le 7 octobre. La récente livraison de missiles à la Russie, dans le contexte de la guerre d’Ukraine, n’a fait que renforcer la méiance occidentale.
Opposé à l’inluence américaine dans son voisinage, l’Iran n’a ainsi pas réussi à relancer les échanges avec les Etats-Unis et l’Europe. Sa dépendance vis-à-vis de la Russie et de la Chine constitue un obstacle à l’essor de son économie, d’autant que Moscou et Pékin utilisent leurs relations avec Téhéran pour s’opposer à ce qu’ils perçoivent comme « l’hégémonie américaine ».
L’Iran cherche à étendre sa présence en Asie centrale, arrière-cour de la Russie, en développant ses coopérations avec le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Au Caucase, le soutien de Moscou à la création du corridor de Zanguezour a créé des tensions avec la République islamique.
Connexion. Les autorités iraniennes ont mis en garde la Russie contre la création de cette voie de communication visant à relier l’Azerbaïdjan à l’enclave azérie du Nakhitchevan à travers le territoire arménien. Elle éliminerait de fait la connexion territoriale avec son voisin arménien avec lequel elle entretient de bonnes relations politiques et économiques.
Abbas Araqchi, le ministre des Affaires étrangères, a réagi sur son compte X en ces termes : « La paix, la sécurité et la stabilité régionale ne sont pas seulement une priorité, mais l’un des piliers de notre sécurité nationale. Toute menace contre l’intégrité territoriale de nos voisins, tout changement de frontières, qu’il soit au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest, est inadmissible et constitue une ligne rouge pour l’Iran. »
Ebrahim Azizi, président de la commission parlementaire de la sécurité nationale et de la politique étrangère du Madjles, a ajouté « que tout changement [NDLR : modiication des frontières actuelles] impliquerait une réaction ferme ».
L’Iran s’inquiète du rôle joué par la Russie avec la Turquie et l’Azerbaïdjan dans cette affaire. Selon les « modérés » iraniens, il est nécessaire de faire comprendre aux Russes que la coopération stratégique ne peut pas consister à fermer les yeux sur les intérêts nationaux du pays. Le directeur général d’Eurasie au ministère des Afaires étrangères iraniennes a d’ailleurs convoqué, fin août, l’ambassadeur russe à Téhéran à ce sujet.
Malgré tout, le virage de Moscou en faveur des intérêts turcs et azerbaïdjanais n’a pas entraîné de remise en cause du partenariat global irano-russe, particulièrement au niveau sécuritaire. L’Iran a d’ailleurs confirmé sa participation au sommet des Brics qui se tiendra, à Kazan, du 22 au 24 octobre 2024. Ces tensions régionales avec Moscou confirment la nécessité pour Téhéran de construire une politique régionale fondée sur la défense de ses intérêts nationaux, la construction d’une stratégie internationale fondée sur une opposition systématique aux Etats-Unis ayant montré ses limites.