Par Louis Imbert (Jérusalem, correspondant), Francesca Fattori (Infographie), Delphine Papin (Infographie), Riccardo Pravettoni (Infographie) et Victor Simonnet (Infographie), Le Monde
Alors que la future gouvernance de l’enclave palestinienne est débattue au sein du gouvernement israélien, les forces armées ont systématiquement détruit, sur 1 kilomètre de large au moins, le bâti le long de la frontière et aménagent un corridor militarisé qui isole la ville de Gaza.
En près de sept mois de guerre, l’armée israélienne a remodelé Gaza selon ses besoins. Elle rase le bâti sur une « zone de sécurité » de 1 kilomètre environ de profondeur à sa frontière, menaçant de priver durablement l’étroite bande côtière de 16 % de son territoire, notamment de terres agricoles, selon des données satellitaires analysées par Le Monde. Elle a contraint des centaines de milliers de Gazaouis à quitter le nord de l’enclave et consolide une route militarisée qui empêche leur retour, tout en limitant le passage de l’aide humanitaire.
L’armée mène des raids depuis deux bases avancées aménagées sur ce corridor. Elle bâtit aussi de nouvelles structures sur la côte, censées sécuriser l’acheminement d’aide par la mer, promise par l’allié américain pour le début du mois de mai. « Israël présente ces structures comme temporaires, mais elles représentent des faits accomplis qui peuvent perdurer longtemps », craint un diplomate occidental.
La droite israélienne ambitionne de faire de la métropole de Gaza, en ruine, une zone tampon dépeuplée, dans le Nord, ou de la recoloniser. Les ministres israéliens issus du centre, minoritaires, font, pour leur part, du retour des Gazaouis vers le nord un levier dans les négociations toujours en cours avec le Hamas, afin de le contraindre à libérer ses otages. Une proposition en ce sens a été avancée au Caire, en Egypte, fin avril, selon le quotidien libanais Al-Akhbar et la radio de l’armée israélienne. Elle pourrait amener les forces israéliennes à se retirer, au moins temporairement, de la route coupant l’enclave par le milieu.
Cependant, toutes les composantes de la coalition au pouvoir en Israël revendiquent une « liberté d’action » de l’armée à long terme dans Gaza . Elles s’accordent sur le fait qu’une phase de « stabilisation » devra se poursuivre durant de longues années après-guerre, nécessitant des raids réguliers contre le Hamas et les brigades armées de Gaza.
Une « zone tampon » à la frontière
Israël a systématiquement détruit le bâti sur une bande de terre large de 1 kilomètre le long des frontières de Gaza, par des bombardements, dès octobre 2023, puis en déployant des équipes de sapeurs à partir de novembre. Cette « zone de sécurité » s’étend en grande partie sur les terres agricoles de l’enclave, qui produisait, avant-guerre, environ 20 % de ses besoins en nourriture. Elle prolonge le no man’s land – jusqu’alors large de 100 mètres – bordant le mur que les commandos du Hamas ont franchi le 7 octobre 2023, pour tuer 1 200 civils et militaires en Israël. Elle recouvre aussi l’ancien chemin de ronde et les postes d’observation militaires établis par le mouvement islamiste devant le mur.
En plusieurs points, cette zone excède 1 kilomètre, comme dans le quartier de Chadjaya, dont des pans entiers ont été rasés à la lisière de la métropole de Gaza. Des responsables politiques israéliens de droite ont évoqué, dès le début du conflit, la nécessité de « punir » Gaza en amputant une partie de son territoire. Eli Cohen, ministre des affaires étrangères à l’époque, avait affirmé que « le territoire de Gaza sera[it] aussi réduit ». L’Etat hébreu a mentionné pour la première fois ce projet en décembre 2023 auprès d’Etats arabes.
Mais ce n’est qu’en février que le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, en a officialisé l’existence, en dévoilant un plan pour l’après-guerre. « La zone de sécurité établie dans la bande de Gaza, dans le périmètre de la frontière d’Israël, existera aussi longtemps qu’un besoin de sécurité l’impose », affirmait-il alors. Ces destructions massives de propriétés civiles pourraient constituer un crime de guerre et, à long terme, un accaparement de territoire.
Le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a estimé, en février, qu’« Israël n’a pas fourni de raisons claires pour une si vaste destruction d’infrastructures civiles ». Cet officiel a rappelé « aux autorités que le transfert forcé de civils constitue un crime de guerre ». Les Etats-Unis, eux, ont reconnu l’impératif de sécurité avancé par leur allié, tout en affirmant qu’il devait demeurer temporaire. L’Etat hébreu y voit une nécessité pour rassurer les habitants du pourtour de l’enclave et repeupler ses cités désertées.
Le nord de la bande de Gaza dépeuplé La principale décision stratégique de l’armée israélienne dans cette guerre demeure le déplacement forcé des habitants du nord de la bande de Gaza, afin d’y démanteler les bataillons du Hamas et de détruire une partie de ses infrastructures. Depuis le retrait de l’armée de la métropole, en janvier, quelque 300 000 Palestiniens y restent isolés et menacés de famine, selon l’ONU. Sous pression internationale, l’armée autorise des « partenaires privés » à acheminer de l’aide, dont les effets commencent à se faire sentir.
Elle a tenté de mobiliser en ce sens de grandes familles, des clans, tâchant d’orchestrer « une compétition locale avec le Hamas, au risque de susciter le chaos », résumait, fin mars, l’ancien coordinateur des Nations unies pour l’aide humanitaire, James Eugene McGoldrick. Plusieurs assassinats de figures locales par le Hamas, en mars, ont refroidi les ambitions israéliennes. L’Etat hébreu a aussi permis à l’ONU d’ouvrir deux centres de distribution de nourriture dans le Nord. « Ces gens ont du pain, mais on ne peut se nourrir seulement ainsi. Cela n’empêchera pas la famine », relève Andrea De Domenico, le chef du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (BCAH) à Jérusalem.
Israël a aussi annoncé, le 1er mai, une réouverture de l’ancien poste-frontière d’Erez pour laisser passer de l’aide alimentaire de son territoire. Mais l’armée israélienne craint que des activistes de l’extrême droite religieuse, partisans d’un nettoyage ethnique à Gaza, n’y bloquent l’arrivée de l’aide et que la police ne facilite leurs actions. Selon l’ONU, elle envisage d’établir un autre point de passage près du kibboutz Zikim, au nord de l’enclave, ou à la frontière nord, près de la mer.
Benyamin Nétanyahou exclut de prendre langue avec le Fatah, au pouvoir en Cisjordanie, pour évoquer la future gouvernance du Nord. Il cherche ainsi à préserver la division des territoires palestiniens et l’isolement de Gaza. Des voix s’élèvent dans le même temps en Israël en faveur d’un gouvernement militaire dans le nord de l’enclave. Le nouveau secrétaire militaire du premier ministre, le général Roman Gofman, a fait circuler, en avril, un document défendant cette option. L’armée et le gouvernement ont fait savoir qu’il s’agissait d’une opinion personnelle.
Les ministres centristes du cabinet de guerre militent, de leur côté, pour l’établissement d’une « entité locale palestinienne » chargée des affaires civiles – sans mentionner explicitement le Fatah ou l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas. Ils ambitionnent de convaincre l’Egypte et la Jordanie de superviser avec Israël cette autorité locale et de déployer des troupes à Gaza. Les grands voisins arabes y demeurent opposés, craignant notamment de se retrouver sous le feu du Hamas et d’Israël.
Ces ministres israéliens entendent en tout cas préserver une « liberté d’action » maximale de l’armée dans la bande de Gaza, afin qu’elle puisse mener, durant des années, des raids permettant la « démilitarisation » de l’enclave, seule ou en coo pérant avec une autorité civile palestinienne.
Un corridor qui coupe le territoire en deux
Des images satellitaires analysées par Le Monde montrent qu’Israël a commencé, dès la mi-février, à aménager le corridor militarisé qui isole la métropole de Gaza du reste de l’enclave, à sa lisière sud. Cette installation reprend en partie le tracé d’une ancienne route réservée aux colons juifs de l’implantation de Netzarim, dont la position contribuait à la division sécuritaire de Gaza en tronçons, jusqu’au retrait israélien en 2005.
Deux brigades – les dernières présentes dans Gaza – y stationnent dans deux postes avancés, équipés d’antennes téléphoniques, de radars et de capacités d’observation, dont les lumières portent loin, la nuit, dans l’enclave largement privée d’électricité. Le renforcement de ces structures laisse craindre que l’armée ne « se prépare à rester plus longtemps » dans la zone, juge Scott Anderson, vice-directeur pour les opérations de l’UNRWA, la principale agence des Nations unies à Gaza.
Ces installations solidifient les points de contrôle que l’armée a établis dès la fin de 2023 sur la route côtière et la route Salah AlDin, seuls points de passage vers le sud, où des habitants continuent de fuir, pressés par la faim. Ses troupes mènent des raids contre les forces du Hamas, qui se reconstituent dans le Nord, comme l’opération qui a mené à la destruction de l’hôpital Al-Shifa en mars, ainsi que dans la région de Nousseirat et d’Al-Boureij au centre de la bande de Gaza.
Selon le quotidien libanais Al-Akhbar, proche du Hezbollah, Israël a proposé, fin avril, de quitter au moins temporairement ce corridor, dans la quatrième semaine d’un éventuel cessez-le-feu, lorsque le Hamas aurait libéré une vingtaine d’otages. « Mais ce corridor est le seul moyen dont l’armée dispose pour contrôler de manière sûre la bande de Gaza et pour sécuriser l’acheminement par la mer de l’aide promise par les Etats-Unis. Sans corridor, ces livraisons ne sont pas possibles. L’armée devra le contrôler tant qu’Israël ne décide pas de collaborer avec le Fatah, afin qu’il reprenne le contrôle de Gaza, et tant que nous ne cherchons pas une solution politique de long terme », estime le général Israel Ziv, l’ancien responsable de l’armée dans Gaza, durant la seconde Intifada, au début des années 2000, qui demeure proche des positions de l’état-major.
L’Etat hébreu menace, dans le même temps, de lancer l’assaut sur Rafah, où se massent 1,4 million de déplacés, afin de couper les tunnels de contrebande d’armes du Hamas à la frontière égyptienne. L’armée envisage en ce cas d’ouvrir des « zones sécurisées » pour les déplacés jusqu’à proximité du corridor central, à Nousseirat et à Al-Boureij. L’Etat hébreu a acheté 40 000 tentes destinées à héberger ces déplacés. Les images satellitaires montrent l’installation ces derniers jours de nouveaux alignements de tentes carrées. L’extrême droite presse pour mener cette opération sur Rafah. Lundi, Bezalel Smotrich, le ministre des finances, issu de cette mouvance, a appelé à « l’annihilation totale » des villes de « Rafah, Deir Al-Balah, Nousseirat ». tions unies à partir de Chypre. Les autorités françaises demeurent, elles, rétives à ces projets d’aide par la mer, estimant qu’ils ne peuvent compenser la non-réouverture des frontières terrestres.
Des pontons sur la côte
Au bout de la route de Netzarim, l’armée aménage une zone militaire afin de sécuriser le déchargement d’aide humanitaire internationale acheminée par la mer, censée réduire la pénurie de nourriture orchestrée par Israël, qui maintient ses frontières terrestres partiellement fermées.
Les images satellitaires, au début du mois de mars, font apparaître la nouvelle jetée construite à partir de décombre par l’ONG World Central Kitchen. Au large des côtes, des navires militaires américains achèvent la construction d’un « ponton temporaire » flottant, qui doit être opérationnel dans les prochains jours. Il pourrait être maintenu jusqu’en septembre, tant que les conditions en mer le permettent.
La société de sécurité privée américaine Fogbow lève, par ailleurs, des fonds auprès d’Etats, afin d’aménager un autre ponton flottant tout près de cette zone et d’y acheminer de l’aide des Nations unies à partir de Chypre. Les autorités françaises demeurent, elles, rétives à ces projets d’aide par la mer, estimant qu’ils ne peuvent compenser la non-réouverture des frontières terrestres.
Un tir de mortier a frappé cette zone sécurisée israélienne, le 24 avril, alors que les travaux américains commençaient en mer. Le lendemain, le vice-président du bureau politique du Hamas, Khalil Al-Hayya, a laissé entendre que le mouvement attaquerait toute présence non palestinienne « en mer ou à terre ».
Israël continue, par ailleurs, de limiter l’acheminement d’aide par voie terrestre, depuis l’Egypte et la Jordanie. Le nombre de convois jordaniens autorisés à passer par les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie et par Israël reste symbolique. Israël a certes permis au royaume hachémite de parachuter de la nourriture par les airs. Mais cela représente des quantités minimes. « Il y a une volonté stratégique israélienne d’emmurer Gaza », constate une autre source diplomatique occidentale. Les efforts de la Jordanie, qui milite pour un retour de l’Autorité palestinienne à Gaza, sont, à ce titre, perçus comme un obstacle à l’isolement de l’enclave.