Comment Israël tente d’imposer un nouvel ordre régional au Proche-Orient

Comment Israël tente d’imposer un nouvel ordre régional au Proche-Orient
الثلاثاء 1 أكتوبر, 2024

Depuis 1982, les Israéliens et les Américains rêvent de « reconstruire » la région. Mais chaque tentative a jusqu’ici produit les effets contraires à ceux recherchés.

Par Benjamin Barthe et Jean-Philippe Rémy (Jérusalem, correspondant), Le Monde

Où se situe-t-il à présent, ce « centre de gravité » de la guerre qui, comme l’a annoncé le ministre de la défense israélien, Yoav Gallant, le 18 septembre était « en train de se déplacer vers le nord » ? Celui-ci signifiait-il que le conflit mené à Gaza par ses troupes depuis près d’un an serait désormais de priorité moindre, comparé à l’ouverture d’un front au Liban, au nord de son pays ? Au moment où des forces terrestres israéliennes continuent de pénétrer en territoire libanais, mardi 1er octobre, pour des « raids localisés », comme les définit l’armée, la chasse israélienne poursuit des frappes sur un spectre géographique infiniment plus large.

Dimanche 29 septembre, des dizaines d’avions israéliens avaient réalisé une série de frappes sur le port de Hodeïda, au Yémen, détruisant de vastes infrastructures avant de rentrer à leur base sans rencontrer de résistance. Les jours précédents, des missiles avaient été tirés depuis le Yémen par les houthistes, alliés de l’Iran, et avaient été interceptés au-dessus du centre d’Israël. La dernière fois qu’une telle opération aérienne avait eu lieu, c’était le 20 juillet, à la suite d’un tir de drone depuis le Yémen ayant atteint, alors, Tel-Aviv.

Les frappes avaient été réalisées, déjà, à près de 2 000 kilomètres de distance de leur point de départ, nécessitant un ravitaillement en vol. Des stocks d’essence, au milieu de vastes installations portuaires, avaient brûlé plusieurs jours durant, donnant un signal : désormais, l’armée de l’air israélienne était prête à des actions d’ampleur. Depuis, un cycle s’est ouvert, avec l’Iran comme point de référence. Car tout, dans l’extension des frappes en cours, comme le lancement d’opérations d’élimination ou de forces spéciales menées dans les pays de la région, tourne autour de Téhéran, visé directement ou à travers ses alliés, ceux de « l’axe de la résistance », au Yémen, en Irak, en Syrie, et, par dessus tout, au Liban, avec le Hezbollah en cible principale.

Depuis la frappe sur Hodeïda, cette extension des actions israéliennes s’est doublée d’une « guerre ouverte » avec l’entrée de troupes au Liban. Mais lundi, des frappes avaient aussi lieu à Gaza, où les opérations militaires n’ont pas pris fin. D’autres, nourries, ont visé le Liban, six d’entre elles atteignant la banlieue sud de Beyrouth, tandis que la ville de Sidon, située entre Beyrouth et Tyr, était touchée pour la première fois depuis le début de cette campagne. Mardi matin, des avions et des drones ont aussi atteint Damas, en Syrie, selon l’agence de presse syrienne SANA, faisant trois morts et neuf blessés.

S’agit-il de répondre à des attaques, de « dégrader » , selon l’expression en vigueur, les capacités de l’ensemble des alliés de l’Iran pour, au final, mettre à terre leur parrain ? Dimanche soir, le premier ministre Benyamin Nétan yahou avait diffusé un message au ton emphatique : « Nous sommes au milieu de jours historiques », avait-il déclaré, avant de promettre : « Nous sommes en train de changer la réalité stratégique du Proche-Orient… Israël est en train de gagner. » Quelle est cette « réalité stratégique » qui change avec ces attaques contre le Hezbollah et la mort de son leader Hassan Nasrallah, alors que le Parti de Dieu constitue, avec son arsenal de missile et de roquettes, le pilier de la dissuasion iranienne ?

Pour Heiko Wimmen, directeur de projet sur l’Irak, la Syrie, le Liban au sein du centre de recherches International Crisis Group (ICG), il ne fait aucun doute que les destructions infligées aux alliés de l’Iran, Hezbollah en tête, sont déjà le signe d’un changement de « réalité stratégique », entendu comme la mise à terre de l’Iran : « Désormais, Israël peut envisager de frapper des intérêts iraniens, viser les alliés [de Téhéran] à sa guise, et le fait de façon répétée. Jusqu’ici, l’Iran a décidé de ne pas opérer de réponse [militaire] de façon proportionnelle, et cela constitue, en soi, un changement très important. »

La multiplication et l’intensification des opérations israéliennes semble aussi entrer dans la définition des « sept fronts » que, selon Benyamin Nétanyahou, l’Iran mènerait contre Israël. Une formule qui inclut les pays où se trouvent les alliés de Téhéran, mais aussi les groupes armés de Cisjordanie occupée. Au-delà, le premier ministre israélien est-il tenté, dans le climat de triomphalisme qui accompagne ces frappes d’avions et de drones à travers toute la région, de changer plus en profondeur l’ordre régional ?

Lundi 30 septembre, alors qu’il s’adressait, encore par vidéo, mais cette fois à la population iranienne, Benyamin Nétanyahou laissait entendre l’imminence de grands changements à Téhéran : « Tous les jours, vous constatez que vous êtes sous la coupe d’un régime qui vous écrase, et fait des discours enflammés au sujet de la défense de Gaza, de la défense du Liban », disait-il. « Il n’y a pas un seul endroit au Proche-Orient qu’Israël ne puisse atteindre », avertissait-il, avant de conclure, sibyllin, comme s’il promettait son soutien moral à des résistants prêts à se soulever : « Quand l’Iran sera finalement libre, et ce moment arrivera bien plus rapidement que tout le monde se le figure, tout sera parfait. (…) Le réseau de terreur que le régime a bâti sur cinq continents sera placé en banqueroute, et démantelé. L’Iran se développera comme jamais auparavant. Le peuple d’Iran doit le savoir : Israël se tient à vos côtés. »

Redessiner le paysage stratégique du Proche-Orient par la force est une vieille idée israélo-américaine. En dépit de sa propension à agir comme un boomerang, elle réémerge, à intervalles réguliers, depuis au moins un demi-siècle. Lorsqu’il a ordonné à ses troupes d’envahir le Liban, en 1982, Ariel Sharon, alors ministre de la défense de l’Etat hébreu, ne cherchait pas seulement à écraser les fedayins de Yasser Arafat, qui de puis le sud du pays du Cèdre, menaient des opérations de guérilla et des attentats en Israël. Il ambitionnait aussi d’installer au pouvoir à Beyrouth son allié local, Bachir Gemayel, chef du parti chrétien des Kataëb (Phalanges), et de déloger les forces syriennes du territoire libanais, qu’elles occupaient depuis 1976. Ce grand dessein, résurgence d’un vieux rêve israélien, évoqué dès les années 1950, consistant à démembrer le Liban et à y faire naître un mini-Etat chrétien, satellite de l’Etat juif, a rapidement avorté. A peine élu président, Bachir Gemayel a été assassiné, un événement qui marqua le début du déclin des factions maronites sur la scène politique libanaise.

Nouvelle milice
Loin d’être renvoyées à Damas, les troupes syriennes s’implantèrent encore plus solidement au Liban où elles restèrent jusqu’en 2005. Et si les combattants de l’OLP durent évacuer le Liban sous les coups de boutoir d’Israël, leur départ facilita l’émergence d’une nouvelle milice, aussi hostile à ce dernier et plus combative : le Hezbollah.

Le fantasme du remodelage du Levant a réapparu en 2003, dans le sillage de l’invasion américaine de l’Irak. Fort du renversement de la dictature de Saddam Hussein, le président George W. Bush et les faucons néoconservateurs qui l’entouraient se firent les apôtres d’une démocratisation imposée d’en haut. Une campagne destinée à faire naître un « Grand Proche-Orient », plus conciliant avec Israël et les Etats-Unis.

Trois ans plus tard, à l’été 2006, en pleine guerre entre le Hezbollah et l’Etat hébreu, Condoleezza Rice, alors secrétaire d’Etat de George W. Bush, enfonça le clou. Dans la pluie de bombes qui s’abattaient sur le pays du Cèdre et réduisaient en miettes ses infrastructures, elle affirma discerner « les douleurs d’accouchement d’un nouveau Proche-Orient ».

Dans les deux cas, le résultat a été l’inverse de celui escompté. La chute du régime baassiste de Saddam Hussein a fait basculer l’Irak dans l’orbite de l’Iran et l’offensive israélienne sur le Liban s’est soldée par un demi-échec, vécu comme une victoire pour le Hezbollah.

Auréolé de ses succès sur le terrain militaire, le mouvement chiite en a profité pour renforcer son emprise sur la scène politique libanaise, obtenant une minorité de blocage de fait au sein des gouvernements successifs. Le « chaos constructif » théorisé par Condoleezza Rice a ainsi facilité l’avènement de « l’axe de la résistance » que Benyamin Netanyahou prétend aujourd’hui casser.

« Les Israéliens sont dans l’hubris, estime le politiste libanais Karim Emile Bitar. Après le 7-Octobre, ils ont eu besoin de rétablir leur dissuasion. Ils ont une supériorité militaire écrasante, qui leur permet de faire ce qu’ils veulent. Mais ils devraient méditer la célèbre formule de Talleyrand : “on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus”. Que pourra-t-on construire sur le chaos qu’ils sèment ? »

En septembre 2020, sous le mandat de Donald Trump, lors de la signature à la Maison Blanche des accords d’Abraham normalisant les relations entre Israël d’un côté, et les Emirats arabes unis et Bahreïn de l’autre, les protagonistes de la cérémonie s’étaient, à leur tour, fait les chantres du « nouveau Proche-Orient ». Benyamin Netanyahou, le ministre des affaires étrangères émirati, Abdallah Ben Zayed Al Nahyane et son homologue bahreïni, Abdullatif Ben Rachid Al-Zayani, s’étaient félicités, à tour de rôle, de l’avènement d’une nouvelle ère, faite de « stabilité », de « paix » et de « prospérité ».

Dans les années qui ont suivi, les échanges entre Israël et l’Arabie saoudite se sont discrètement intensifiés au point que juste avant le 7-Octobre, l’annonce de l’ouverture de relations diplomatiques entre les deux pays passait pour acquise, sinon imminente. La sanglante attaque du Hamas et les bombardements lancés en représailles sur Gaza ont brisé net cette dynamique. A ceux tentés de l’oublier, le Hamas a brutalement rappelé que la stabilisation du Proche-Orient ne peut pas faire l’économie d’un règlement de la question palestinienne.

La marche arrière de Riyad
Après un an de bombardements, qui ont transformé la bande de Gaza en un immense champ de ruines et fait plus de 40 000 morts, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman, homme fort du royaume, a été forcé d’en convenir. Mercredi 18 septembre, pour la session d’ouverture du Majlis al-Choura, qui fait office de parlement saoudien, « MBS » a explicitement déclaré qu’il n’y aurait pas de reconnaissance d’Israël sans « la création d’un Etat palestinien indépendant, avec Jérusalem-Est pour capitale ».

Une mise au point en forme de marche arrière. Avant le 7-Octobre, les représentants de Riyad conditionnaient la normalisation à un simple « chemin vers la paix ». « Même dans un royaume comme l’Arabie, Mohamed Ben Salman est obligé de tenir compte de l’opinion publique, souligne Karim Emile Bitar. Une génération entière d’Arabes grandit devant les images des destructions causées par Israël. Vouloir remodeler le Proche-Orient, c’est ouvrir la boîte de Pandore. »